
Administrateur et collaborateur
Face à l’idée de l’au-delà de leur mort, certains refusent un lieu funéraire et toute commémoration. L’expérience de la mort imminente d’un proche, quand on s’intéresse au patrimoine funéraire, peut mener à des réflexions vertigineuses sur celui-ci, particulièrement quand on touche à sa dimension « immatérielle ».
Ce texte questionne le patrimoine funéraire comme mémoire, comme liturgie, sur ce que peut être un nous par-delà les monuments et les noms de rues, comme symbole pour ce qui reste, de ce qui est loin de là, au-delà de sa propre disparition.
D*, un ami très proche que je connais depuis l’enfance, est frappé par une leucémie fulgurante. Le pronostic médical lui donne de deux à six mois à vivre. Son médecin lui conseille de rapidement régler son testament, sa succession et d’apprivoiser le passage avec ses proches. Érudit, féru d’histoire, athée matérialiste, champion en dialectique, D* avait souvent parlé de sa mort, dans un futur abstrait et lointain, du rituel auquel il songeait. Comme il était mélomane, nous terminions souvent les longs soupers en écoutant de la musique classique, et c’était devenu une habitude d’établir la liste des mouvements de quatuors à cordes, genre qu’il chérissait le plus, à écouter à sa mort, en fin de soirée.
C’était au temps où sa mort était abstraite. Pour parler d’où elle se trouvait, il aimait citer Vladimir Jankélévitch : la mort joue à cache-cache avec la conscience : où je suis, la mort n’est pas; et quand la mort est là, c’est moi qui n’y suis plus. Tant que je suis, la mort est à venir; et quand la mort advient, ici et maintenant, il n’y a plus personne. Le rituel de la liste de lecture, doublé de celle des vins à boire, était devenu routinier. Cette liste cumulative représentait des heures et des heures d’écoute de musique… et de gorgées.
La mort inexorable s’invitait donc souvent à table, mais elle était intemporelle, abstraite, plus tard.Quand le pronostic médical a oblitéré l’impensable, D* a fait volte-face. Plus de rituel. Plus de musique. Plus de vin. Il ne veut rien. Sa dernière volonté : la crémation et jeter ses cendres aux vidanges.
« Aux vidanges ? Est-ce vraiment un lieu digne, D* ? » Nous allons rester et vouloir porter la mémoire de tous ces repas, ces voyages, ces récits de sa vie, les attacher à un moment 15 qui est un nœud symbolique de la synthèse de ce qu’il a été pour nous.
D* est un baby-boomer. Sans descendance, il est important de le préciser. Sans liens de famille soutenus, ses frères et sœurs sont arrivés à son chevet. La seule compagne qu’il a eue dans sa vie est décédée et il n’aime que les amitiés sans obligation, sans complaisance, dignes de l’ironie profonde, dignes de l’humour noir.
Après que D* ait reformulé son refus de tout lieu, de toute commémoration, et raillé les pleureuses d’un rire gras, satisfait et détaché, j’ai tenté de crever la bulle du cynisme. Moi-même athée existentialiste, sans rituels codifiés, sans catéchisme, je veux tout de même quelque chose. Je veux commémorer, je veux un au-delà qui est le moment depuis sa fin, à la façon de ceux pour qui il comptait, et osons-le, même s’il le raillait, qui comptaient pour lui.
Je propose à D* d’assister à sa crémation, à son passage à la poussière, à sa bascule par le feu vers ce néant dont il a la profonde certitude, comme un exercice pédagogique pour mon père et moi qui sommes ses amis les plus proches des dernières décennies. Puis, par la suite, s’il ne veut pas de pierre tombale, de monument, le mettre dans notre bibliothèque dans une urne, en alternance entre chez mon père et chez moi, comme nous étions tous les trois complices des livres et des discussions, des débats animés, enflammés, gouailleurs qui gravitaient autour. D* a écouté la proposition, avec attention. Et il ne l’a pas pulvérisée avec hardiesse, comme j’en avais anticipé la possibilité.
Mais, quelques jours plus tard, maintenant alité, affaibli et encore plus près de la mort, il est demeuré intraitable : je ne vais pas être l’objet d’un carnaval. Votre demande de rite relève du sentimentalisme délirant. Et il rajoute : je ne serai jamais dans ta bibliothèque, je ne serai jamais dans la bibliothèque de ton père.
Et quand je lui signifie que nous pensons que nous, qui restons après lui, même transitoirement, avons bien droit à une commémoration, bien sûr athée, voire même ironique, détachée, il assène la conclusion de sa réflexion face à la demande : j’ai demandé à mon exécutrice testamentaire de prendre possession de mes cendres après la crémation, de les crisser (je le cite) aux vidanges, et de surtout ne pas vous laisser faire une mascarade avec.
La sécularisation des rituels commémorant les défunts a beaucoup ajouté au patrimoine funéraire symbolique, immatériel. Ce patrimoine mérite un recensement : combien de cendres dans des lacs multicolores, combien de cendres au patelin des arrière-grands-parents dispersées aux quatre vents lors d’un voyage métaphorique, combien de cendres dans des bagues portées? Ces poussières de la crémation, quand on en dispose dans un geste, même sans monument, constituent un patrimoine funéraire.
Le refus radical de D* m’est encore incompréhensible. Il me pousse à en parler, à recenser des gestes similaires, à colliger dans la vastitude des rites et de leur refus. Il m’interpelle sur le sens qu’il faut continuer à donner à la mort et son après.
Non, D* n’ira pas aux vidanges. Je suis encore dans les derniers moments de son passage inexorable vers la mort. J’entends le néant, au sens philosophique… mais je me refuse au néant de ceux, bien ancrés dans le réel en devenir, qui persisteront après. Sa demande bien spéciale nous a laissés bien cois, et nous allons faire quelque chose envers et contre ce nihiliste drastique de fin de vie.
Combien de D* en chemin vers la mort portent en eux un refus aussi extrême de toute commémoration ? Comment devons-nous le comprendre ? Est-ce une conséquence de la rupture avec les prêts-à-porter théologiques ? Un signe d’une ère du vide qui veut abolir jusqu’à la mémoire même de la mort ?
La mort de D* approche à grands pas. En témoigne ce texte, en témoigne la trahison de son testament que je vais assumer. Il restera de sa dépouille, quelque part entre l’onirique, l’indéfini, le souvenir, en un je ne sais quel lieu, qui en sera un quand même, il restera quelque chose de lui.