Anthropologue et journaliste de profession
Prix Condorcet-Dessaulles
Le prix annuel du Mouvement laïque québécois (MLQ) ‒ prix Condorcet-Dessaulles ‒, qui vise à souligner la contribution notoire d’une personne ou d’une association à la promotion et à la défense de la laïcité au Québec, portait lors de sa création en 1993 le seul nom de Condorcet.
Pourquoi Condorcet? De son vrai nom, Jean Antoine Nicolas de Caritat marquis de Condorcet (1743-1794) est le dernier ‒ chronologiquement parlant ‒ des philosophes du siècle des Lumières. À lui seul, il est l’aboutissement de ce siècle. Il a été député républicain, artisan de la Révolution française, a lutté pour le respect des droits humains, du droit de vote pour les femmes, de la liberté de presse, combattit l’esclavage et la peine de mort. Il réclama aussi la séparation des religions et de l’État, le droit à la liberté de conscience et le droit pour tout citoyen d’exercer la religion de son choix ou de n’en exercer aucune.
Il fut également le premier à repenser le système d’éducation en fonction de ces valeurs afin de le rendre accessible à tous. Condorcet est ainsi considéré comme le penseur de la laïcité moderne et de la démocratie républicaine. Il incarne à lui seul toute la philosophie humaniste du siècle des Lumières.
Le nom de Condorcet était tout trouvé pour représenter les valeurs et la mission du MLQ en faisant remonter aux Lumières l’idéal de la laïcité républicaine.
On retrouve parmi les premiers lauréats de notre prix le Dr Morgentaler, la CEQ, les signataires du Refus global, Jacques Godbout, président du Mouvement laïc de langue française des années 60. En 1997, pour montrer l’historicité des revendications laïques au Québec, nous l’avons également décerné à titre posthume, à l’Institut canadien de Montréal.
Créé en 1854 l’Institut canadien de Montréal ‒ qui devient l’Institut canadien français en 1858 ‒ reprenait les idéaux souverainistes, républicains et laïques des Patriotes qui, dans la Déclaration d’indépendance du Bas Canada de 1838, réclamaient déjà la séparation des religions et de l’État et l’instauration d’un système scolaire non confessionnel. L’Institut tenait une bibliothèque rue Notre-Dame à l’abri de la censure de l’Église, avait en projet de créer une université laïque et organisait des conférences où prenaient notamment la parole les Louis-Joseph Papineau, Joseph Doutre, Joseph Guibord, Arthur Buis, Émile Nelligan et Louis-Antoine Dessaulles qui en a été le président de 1862 à 1867.
Les prises de positions libérales de l’Institut, ses conférences et débats sur la théorie de l’évolution, la démocratie, la liberté de conscience, l’abolition du « pouvoir temporel des papes » et notamment les textes et discours de Louis-Antoine Dessaulles, connu comme le « seigneur libéral et anticlérical »[1], ont irrité au plus haut point l’évêque ultramontain de Montréal, Ignace Bourget, qui a mené une guerre sans merci contre l’Institut qui défiait le ségrégationnisme religieux de l’époque en admettant des non-catholiques parmi ses membres.
[1] Yvan Lamonde, Louis-Antoine Dessaulles 1818-1895; Un seigneur libéral et anticlérical, Fides, 2014.
Discours sur la tolérance
En réaction à l’intolérance de Bourget, qui associait l’Institut canadien à la peste, Dessaulles publie en 1868 un texte polémiste intitulé Discours sur la tolérance, qui est un vibrant plaidoyer pour la liberté de conscience face à un cléricalisme dogmatique et répressif. Dessaulles donne dans cet ouvrage une leçon de logique et de morale à Bourget à partir même de textes des pères de l’Église.
« Le principe fondamental de notre association, écrit Dessaulles, est la tolérance, c’est-à-dire le respect des opinions d’autrui. Nous invitons tous les hommes de bonne volonté, à quelque nationalité où quelque culte qu’ils appartiennent. [`…] Nous formons une société d’étude ; et de plus, cette société est purement laïque. L’association entre laïques, en dehors du contrôle religieux direct, est-elle permise catholiquement parlant ? Où est l’audace réactionnaire qui osera dire non ? »
« La tolérance, poursuit Dessaulles, est une idée anti-réactionnaire, elle est essentiellement une idée de progrès, puisqu’elle tend directement à gagner, à unir les esprits par la concorde. Voilà sans doute pourquoi la réaction dont les organes ont toujours la trompette de guerre en bouche, abhorre l’idée de la tolérance. »
Ce que Dessaulles appelle la réaction, c’est le « parti composé de prêtres et de laïques qui veut tout contrôler dans le domaine temporel au nom de la religion. C’est ce parti qui ne se sert de la religion que pour arriver à ses fins temporelles. Ce parti représente l’union du sacerdotalisme et du torysme [conservatisme] pour opposer une barrière infranchissable au développement rationnel des libertés publiques. »
Bourget n’a pas apprécié la leçon. En réaction au texte de Dessaulles, il interdit à tout catholique d’être membre de l’Institut sous peine d’excommunication et obtient du pape Pie IX ‒ qui voyait la liberté d’expression comme une liberté pestilentielle ‒ la mise à l’index de tous les livres de la bibliothèque de l’Institut sans même en avoir vu la liste.
« Ce discours sur la tolérance apparaît comme l’un des textes les plus percutants publiés au XIXe siècle », affirme l’écrivain Adrien Thério, qui réédite cet ouvrage en 2002 et le qualifie de « texte fondateur du mouvement laïque au Québec ».
En 2008, nous avons voulu raccrocher notre prix avec l’histoire du Québec. Le nom de Louis-Antoine Dessaulles était donc tout trouvé, d’autant plus que nous avions donné ce prix à l’Institut canadien en 1997. C’est ainsi que notre prix est devenu le prix Condorcet-Dessaulles, dont le premier Lauréat a été Guy Rocher.
L’affaire Guibord
La même année où Bourget excommunie les membres de l’Institut, décède Joseph Guibord, ancien vice-président de l’Institut dont il était l’imprimeur. Même s’il n’avait jamais apostasié, l’évêque Bourget refuse de l’inhumer dans la partie catholique du cimetière Notre-Dame-des-Neiges. Il est donc enterré dans la partie protestante. Sa veuve, Henrietta Brown, représentée par Joseph Doutre, l’avocat de l’Institut, porte l’affaire devant les tribunaux puis jusqu’au Conseil privé de Londres. Elle gagnera finalement sa cause, en1874.
La dépouille de Guibord est alors ramenée dans la partie catholique du cimetière, escortée par l’armée qui coule du béton sur le cercueil et demeure sur place jusqu’à ce que le béton durcisse recouvrant le tout d’une immense pierre d’une dizaine de pieds de longueur qui marque encore l’emplacement aujourd’hui.
Bourget a perdu sa bataille mais ne désarme pas : il décrète que le lot où est enterré Guibord est désacralisé et ne fait plus partie[1] du cimetière catholique.
Cette affaire a fait de Guibord l’un des symboles de la laïcité au Québec, écrira l’historien Philippe Sylvain en 1976 dans un article sur Joseph Doutre intitulé « l’adversaire irréductible du clergé canadien-français au dix-neuvième siècle ».
[1] Philippe Sylvain, « Un adversaire irréductible du clergé canadien-français au dix-neuvième siècle: Joseph Doutre », Les Cahiers des dix, Numéro 41, 1976.
La pierre refermant le lieu d’ensevelissement de Joseph Guibord a sans doute déjà été marquée d’une épitaphe détruite par les ennemis de l’Institut qui ont également brisé la pierre en deux. La sépulture de Guibord est alors demeurée anonyme jusqu’en 1997. Il fallut l’attribution du prix Condorcet à l’Institut canadien de Montréal par Mouvement laïque québécois (MLQ) pour sortir l’illustre citoyen de l’anonymat. Une plaque identifiant Guibord, son épouse et l’Institut canadien fut alors apposée.