
Géographe et auteure
À Québec, dans le majestueux cimetière-jardin Notre-Dame-de-Belmont, ouvert en 1855, on cherche en vain la trace d’Emma Gaudreau, illustre pionnière dans le domaine de la dentisterie au Canada. Et pourtant, elle y repose, bien cachée à l’intérieur d’un mausolée familial. Voici l’histoire peu banale de cette femme devenue invisible.
Emma Marie Wilhelmine Gaudreau naît le 2 juin 1861 à Montmagny, sur la rive sud du fleuve Saint-Laurent. Son milieu social est modeste, son père est cultivateur et la famille compte cinq enfants. Malgré tout, devant le désir impétueux d’apprendre de leur fille, ses parents l’envoient étudier au couvent des Ursulines de Québec. Douée, Emma obtient des prix en grammaire, en géographie, en arithmétique et en histoire. À 17 ans, elle fait la rencontre de Henri-Edmond Casgrain, un dentiste de quinze ans son aîné, fils d’Olivier-Eugène Casgrain, notaire et seigneur de L’Islet. Ils se marient le 16 octobre 1879 à Montmagny, puis s’installent à Québec.
En 1890, le couple s’installe dans l’édifice du 51, rue Saint-Jean (aujourd’hui les numéros civiques 1123 à 1127). Le cabinet du Dr Casgrain occupe le rez-de-chaussée, tandis que les deux étages supérieurs servent de résidence.
Emma Gaudreau assiste son mari et acquiert les connaissances et les techniques propres à la dentisterie, si bien qu’elle décide d’exercer elle-même cette profession. Après avoir obtenu son diplôme du Collège des dentistes du Québec, puis sa licence, elle devient en 1898 la première femme francophone au Canada à être admise à la pratique de la profession de dentiste. Elle contribue aux recherches et aux innovations techniques de son mari en matière de dentisterie.
Outre leur travail, le couple développe également une passion pour la grande nouveauté qu’est l’automobile, et sera considéré comme les premiers automobilistes canadiens.
Le couple travaille ensemble jusqu’aux toutes dernières semaines de la vie d’Henri-Edmond Casgrain. Il décède à sa résidence de la rue Saint-Jean le 30 octobre 1914, à l’âge de 68 ans. Ses funérailles sont célébrées le 3 novembre à la basilique de Québec, puis il est inhumé au cimetière Notre-Dame de Belmont, qui accueille l’élite de la haute ville de Québec. En 1915, Emma Gaudreau lui fait ériger un imposant mausolée acheté sur plan dans un catalogue.
Le mausolée de la Famille Casgrain se distingue par ses matériaux nobles, ici, la pierre de taille cimentée, qui assure à la structure une longévité et une durabilité exceptionnelles. Le bâtiment témoigne du statut social des Casgrain et de l’importance de pérenniser leur souvenir bien au-delà de leur mort. À l’intérieur du mausolée, une trappe au sol donne accès au caveau d’une profondeur de 6 pieds où repose le cercueil du Dr Casgrain.
Au sommet du mausolée trône une sculpture de pierre en forme de croix à quatre faces rappelant les valeurs chrétiennes du couple. La fonction du mausolée dépasse ainsi le simple lieu de sépulture, il devient un héritage en soi, un lieu de commémoration et de rassemblement pour les proches.
Après la mort de son époux en 1914, Emma Gaudreau continue d’exercer seule dans son cabinet de dentiste. En 1920, elle prend sa retraite et vend sa propriété de la rue Saint-Jean pour s’installer au 180, rue Aberdeen. Ayant désormais plus de temps, elle continue de s’impliquer dans le monde automobile. Elle meurt le 7 octobre 1934 à l’âge de 73 ans, et ira rejoindre son mari dans le caveau du mausolée trois jours plus tard.
N’ayant pas eu d’enfants, Emma Gaudreau Casgrain fit don du mausolée à son neveu le Dr Gustave Ratté, également dentiste, dans son testament du 10 septembre 1934. Trente ans plus tard, en 1964, le Dr Ratté décéda. Puis, sa veuve Adrienne Gignac vendit le mausolée familial des Casgrain à Fernand Lemieux, un ami que fréquentaient les Casgrain. Sur la façade du mausolée, le nom de la FAMILLE H. EDM. CASGRAIN fut effacé pour être remplacé par celui de FAMILLE FERNAND LEMIEUX. La dernière référence à ce mausolée se trouve dans l’avis de décès, en 1997, de Marguerite Gauvin Lemieux, épouse de Fernand Lemieux, lui-même décédé deux ans plus tôt.
Ainsi disparut du mausolée et du cimetière la mémoire des Casgrain et de la première femme dentiste au Canada. Ce scénario hors du commun serait unique, aux dires de Johanne Gagnon, ancienne animatrice et conférencière au cimetière Notre-Dame-de-Belmont.
Ayant obtenu de la famille la clé du mausolée, madame Gagnon fit visiter l’intérieur du mausolée lors d’un tour guidé sur les femmes québécoises d’exception. Jacques Richard, qui était présent, prit les clichés suivants :
Intérieur du mausolée avec finition en marbre. On peut voir au mur les plaques commémoratives de Emma Gaudreau et Henri-Edmond Casgrain et les urnes du couple Ferland sur le petit autel. (Photos : © Jacques Richard, 2025)
Aujourd’hui, une plaque commémorative a été installée au 180 de la rue Aberdeen, dans l’arrondissement de La Cité-Limoilou, à Québec.
Mes remerciements à Mme Johanne Gagnon et M. Jacques Richard pour leur contribution à cet article.