
Relationniste
Quand la nature se déchaîne comme c’est le cas ce printemps et que les flots recouvrent des territoires conquis sur l’eau par les humains au fil du temps, je ne peux m’empêcher de plonger dans certains de mes souvenirs.
Lorsque j’étais enfant, nous habitions le village de Saint-Raymond dans le comté de Portneuf ; tous les printemps, le Bras du Nord de la rivière Sainte-Anne, qui longe et traverse le village, débordait et envahissait les propriétés en bordure des rives ainsi que le cimetière municipal. Mes oncles maternels faisaient partie des bénévoles qui allaient, lorsque la rivière se retirait, « replacer les morts dans leur tombe ». Bien sûr que ce n’était jamais aussi spectaculaire que le laisse présager cette formulation. Fort probable que seules les récentes sépultures subissaient les outrages de l’eau et que la tâche des bénévoles consistait surtout à replacer les stèles emportées ou déplacées par le courant. À cet âge-là, je n’avais jamais mis les pieds dans un cimetière ; alors mon imagination me servait de drôles d’images d’une sorte de rivière agitée dans lequel flottaient des tombes et où l’on voyait des squelettes faire signe de la main. Il faut dire qu’au retour de cette corvée, mes oncles, probablement pour cacher un trouble, un émoi bien légitime, faisaient toujours quelques blagues. Par exemple, ils s’inquiétaient du jour de la résurrection des morts si par malheur leur travail avait été mal fait et que les ossements avaient été mélangés. Inutile de vous préciser que pour l’enfant que j’étais, ces boutades déclenchaient des scénarios délicieusement inquiétants.
À la décrue du printemps 1962, c’en fut terminé pour mes oncles d’aider à la corvée de remise en état du cimetière : ce printemps-là, c’est leur plus jeune frère, sa femme et leur fille de deux ans que mes oncles allaient porter en terre, tous les trois décédés dans une terrible collision avec un train survenue le 19 décembre 1961.
