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Aux origines des cimetières du Québec – 4ièm partie

Le cimetière contemporain polymorphe

Lorraine Guay

Géographe et auteure

Les cimetières ruraux sont victimes de leur succès.  Parce qu’ils font une grande place à l’expression des goûts individuels, leurs coûts d’entretien sont devenus prohibitifs. La grande diversité des terrains, des monuments et des plantations engendre des activités telles que le cimetière, qui devait être au départ un lieu de sérénité, est parfois devenu un espace aussi congestionné que la ville. En 1855, Adolphe Strauch, un architecte paysagiste prussien, lance le concept du Lawn Park par l’aménagement du cimetière Spring Grove, à Cincinnati.  Ouvert depuis quinze ans, ce cimetière croule littérale- ment sous le poids de son design rural. Strauch propose des solutions aux problèmes du cimetière rural en dotant son aménagement d’un ensemble de critères. Les propriétaires perdent le droit de clôturer leur lot, d’utiliser les services de leur jardinier personnel et d’ajouter des plantations. En contrepartie, le cimetière se charge du service et de l’entretien des terrains. Le paysage y gagne en harmonie, les pelouses   se font verdoyantes, la lumière y pénètre plus librement. Dès son ouverture en 1878, le cimetière Homewood, à Pittsburg, adopte ces mesures qui sont toujours en vigueur aujourd’hui. L’administration propose d’ériger un seul monument familial par terrain, complété par des mémoriaux de moindre dimension placés à la tête de chaque sépulture. Cette approche veut éliminer les « excès » du cimetière rural, c’est-à-dire la surabondance de végétation et la confusion des styles. Le Lawn Park sera   victime   des   mêmes   problèmes   que   le précédent. Si le paysage est plus uniforme que celui du cimetière rural, il exige cependant plusieurs équipes d’entretien. Le déclin du style Lawn Park s’amorce avec la Première Guerre mondiale et s’accélère à la Deuxième. L’Amérique vit alors un changement radical d’attitude à l’endroit de la mort et du cimetière. Les familles ont pris l’habitude de confier à des professionnels le soin d’entretenir leur lot, le lien qui les unissait auparavant au cimetière finit par devenir de plus en plus lâche. Les Memorial Parks vont remplacer les Lawn Parks.

Ce nouveau type veut simplifier encore davantage l’espace funéraire et va devenir le nouveau standard en matière de lieu de sépulture. Désormais, seules les plaques au sol (memorials) sont acceptables. L’exemple le plus connu est le Forest Lawn, à Los Angeles. Le parc commémoratif veut rappeler le souvenir de la personne plutôt que sa mort. L’aménagement de ce nouvel espace met en valeur les aspects écologiques (buttes et courbes favorisant le drainage naturel) et esthétiques (fontaines, massifs floraux, sculptures) du paysage, et tente de dédramatiser la mise en terre.  Le terrain familial est remplacé par un alignement rigoureux de lots, ce qui confère au parc l’aspect d’un espace collectif où tous sont égaux.  Au Québec, le parc commémoratif se démarque totalement du cimetière institutionnel et religieux parce qu’il est privé et géré comme une entreprise commerciale. Cette façon de faire remonte à 1934, alors qu’un groupe de gens d’affaires anglophones et protestants inaugure le Montreal Memorial Park.  Puis, au milieu des années 1950, avec la laïcisation croissante de la société, de nouveaux espaces de ce type sont créés : le Rideau Memorial Park, à Dollard-des- Ormeaux, et le cimetière Lakeview, à Pointe- Claire, propriétés du groupe torontois Arbor Memorial Services. D’autres cimetières de ce type s’établissent au cours des années suivantes : Le Parc du Souvenir, à Laval, La Souvenance et Les Jardins Québec dans la région de la capitale, les Jardins du Souvenir de l’Estrie, entre autres.

En 1901, une loi autorise l’érection et le fonctionnement d’un premier crématorium au Canada. Il sera érigé au cimetière protestant Mont-Royal. Ce n’est qu’à partir de 1963 que le pape Paul VI autorise les catholiques à faire de même.  La diversification des modes de sépulture amorcée par l’accès à la crémation et la conquête des marchés par l’industrie privée entraînent le regroupement graduel de l’offre de biens, de services funéraires et de cimetière dans un même site : le centre funéraire est né. Le premier est créé à La Souvenance, à Québec, au cours des années 1970. Les biens et services qu’on y trouve peuvent faire l’objet d’un contrat préalable d’arrangement funéraire qui détermine les dispositions à prendre au moment de la mort d’une personne. Le type de sépulture peut varier de l’inhumation traditionnelle, en cercueil ou en urne cinéraire, à la mise en enfeu dans un mausolée communautaire ou dans une niche de columbarium. Les droits de sépulture sont généralement cédés pour une durée de 99  ans.  Il arrive que le centre funéraire soit équipé d’une chapelle, d’une salle de réception, d’un service de commémoration (ouvrages funéraires, anniversaire des défunts, mausolée virtuel, etc.), et qu’il offre même une certaine forme d’appui aux familles. La formule « clés en main » permet de réduire au minimum les formalités entourant le décès. Désormais le rituel funéraire s’oriente vers les survivants pour leur épargner des peines reliées à la disparition d’un être cher. Après le culte des martyrs et des saints, suivi du culte des morts, voici maintenant le culte des vivants1.

Québec, Parc commémoratif La Souvenance Photo Jean Simard

Au Québec, la consolidation des services funéraires par de grandes entreprises, américaines notamment, a atteint de plein fouet le marché du cimetière religieux et institutionnel. Alors que tout corps doit obligatoirement être inhumé dans un cimetière2, depuis l’accès à la crémation, les centres funéraires ont le champ libre pour construire des columbariums en dehors des espaces cimetériaux traditionnels. En effet, aux termes de la loi, les cendres ne sont pas considérées au même titre qu’une dépouille mortelle. Les administrations des cimetières réagissent rapidement à cette concurrence en diversifiant leurs produits et en construisant aussi des mausolées-columbariums. C’est le cas des cimetières Belmont et Saint-Charles, à Québec, qui ont édifié ce type de bâtiment sur des lots non contigus à la partie ancienne de leur territoire. À Lévis, le cimetière Mont-Marie a ouvert un mausolée à l’entrée et une coopérative funéraire y est administrée en partenariat. Depuis 1995, la Fédération   des   coopératives   funéraires   du Québec, présente partout en province sauf à Montréal, fait l’acquisition d’entreprises funéraires privées pour faire face à l’arrivée des multinationales américaines.  À Montréal, le cimetière Notre-Dame-des-Neiges a aménagé plusieurs bâtiments pour les sépultures en enfeus, dont l’un est partiellement enfoui pour en minimiser l’impact sur le paysage. Il appert que si la construction de mausolées permet de rentabiliser le territoire, elle résulte davantage d’une demande pour des produits funéraires diversifiés que d’un manque d’espace dans le cimetière. Toutefois la mise en enfeus étant la forme la plus coûteuse    d’inhumation, la crémation l’emporte désormais sur les autres modes de sépulture (60 % des choix au Québec). Pour cette raison, mais aussi pour préserver leur paysage, certains cimetières ont opté pour l’aménagement d’espaces dédiés à l’enfouisse- ment des urnes. C’est le cas de Mount Hermon, premier cimetière rural au Québec, qui offre deux sections « souvenir ». Les lots y sont plus petits que dans la partie ancienne. On observe ainsi un glissement du modèle rural vers la forme du parc commémoratif.  Notons que l’inhumation des urnes peut également se faire dans les lots traditionnels. En 1973 et 1985, le cimetière Mount Auburn, à Cambridge, construit des garden crypts pour y aménager des enfeus. On prévoit pour- suivre le développement de nouvelles unités sur un terrain de deux acres, au sud-ouest de la nécropole.  Mais, à la fin des années 1980, l’administration du cimetière choisit un recul stratégique afin de mieux mesurer l’évolution de la demande pour la crémation, actuellement autour de 40 %. La politique du pas à pas est donc adoptée pour respecter la mission du cimetière, à savoir préserver la mémoire et le paysage, quitte à refuser des inhumations. Toute construction inappropriée d’installations funéraires risque d’entacher irrémédiablement le magnifique tableau que représente Mount Auburn3. Ce cimetière a été reconnu Site historique national en 2002.

Montréal (arrondissement de LaSalle), chapelle multi- fonctionnelle du centre funéraire Groupe Yves Légaré

Jusqu’à tout récemment, en France, le cimetière était un monopole municipal. Il doit aujourd’hui faire face à l’entreprise rivée et aux entres funéraires, qui sont de plus en plus prisés. Dans ce nouveau contexte, le célèbre cimetière du Père-Lachaise demeure concurrentiel avec le plus vaste columbarium au pays et le crématorium modernisé le plus recherché. Par contre, le cimetière des Joncherolles, ouvert en 1977 dans la banlieue nord de Paris, s’attire une fréquentation soutenue grâce à un vaste ensemble de services intégrés.  Les contraintes d’espace se font sentir avec de plus en plus d’acuité dans les cimetières français. Même si la superficie   du   Père-Lachaise   est   demeurée inchangée   depuis   1850, les concessions au colombarium d’une durée de dix, vingt et trente ans permettent une rotation des niches. Ailleurs, pour agrandir leurs cimetières, les communes appliquent   une   politique   d’acquisition   de nouveaux territoires. Puis, quand cela n’est plus possible, les administrations communales maximisent l’occupation des cimetières les plus surchargés en supprimant l’octroi de concessions perpétuelles.  Lyon en 1963, Angers en 1974, Chartres en 1983 et Caen en 1992, optent pour cette stratégie. Mais les concessions temporaires, lorsqu’elles sont renouvelées, gèlent autant le sol que les concessions perpétuelles. À la limite, il faut créer de nouveaux cimetières. D’autres villes du Midi ont érigé de grands mausolées à l’intérieur même des cimetières. À Saint-Pierre de Marseille, une immense construction à étages abrite des enfeus superposés, « Cathédrale du silence » pour ses défenseurs, « HLM de la mort » pour ses détracteurs, écrit Madeleine Lassère.   Le cimetière, tant qu’il demeure actif, continue donc d’être un espace à gérer, à entretenir et à urbaniser, un peu à la manière d’une ville. Mais dans ce domaine plus qu’ailleurs, le changement demeure tributaire des mentalités.   En témoigne la création à Bordeaux, Tours et Puiseaux, de cimetières-parcs conçus à l’américaine : du gazon, des bosquets, des tombes peu construites ou encore des plaques encastrées dans la pelouse. Pour créer l’harmonie, des règlements draconiens limitent la hauteur des stèles et interdisent les fleurs artificielles. En théorie, tout est réussite. Mais la population réagit mal à un règlement perçu comme une atteinte à la liberté individuelle et au culte des morts. Dans la mentalité française, l’idée de marcher sur des morts est troublante. La direction des cimetières doit reculer et permettre des pratiques et des tombes traditionnelles. Au lieu de projets audacieux, les concepteurs vont donc le plus souvent s’en tenir à des réalisations neutres.5

Ainsi donc, depuis l’Antiquité les hommes ont tenté d’exorciser la mort.  Ils ont essayé de la comprendre   à   travers   leur   culture   et   leurs croyances. Ils ont créé des cimetières à l’image de ce qu’elle leur inspirait. Dans la chrétienté latine, l’évolution du cimetière s’échelonne sur des siècles. Les premiers cimetières sont situés en dehors des villes et forment de longs alignements de monuments qui s’éloignent des portes de la ville.  Les sépultures des chrétiens se mêlent à celles des païens dans une multitude de sites où la mémoire du défunt est rappelée par une inscription funéraire. À la fin de l’Antiquité et au début du Moyen Âge, l’espace qu’occupe le cimetière est réduit. Avec le culte des martyrs et des saints, les tombes se blottissent contre et dans les églises. Dans la géographie urbaine, le cimetière perd sa visibilité et son identité. Il se confond avec les dépendances de l’église et les espaces publics. Les populations du Moyen Âge et de l’Époque moderne, du moins jusqu’au XVIIe siècle, vont jusqu’à ignorer le cimetière.

 

À partir du début du XIXe siècle, le cimetière reprend sa place dans le paysage des villes et des campagnes : immenses nécropoles urbaines, petits cimetières de village, parfois autour de l’église, souvent hors de l’agglomération.  La tombe redevient visible. L’art funéraire s’inspire de l’Antiquité et du néo-classicisme :  stèles, urnes, pyramides, obélisques, colonnes et pseudo-sarcophages.  Dans l’Europe continentale, le paysage funéraire se fait baroque.  Au

Contraire, dans le monde anglo-saxon, la nature prend sa place.  Mais aussi discret que soit le monument, il permet de reconnaître la sépulture et de méditer sur elle. Les cimetières acquièrent un droit de cité incontestable. D’autant plus que les grandes nécropoles, érigées   d’abord en périphérie urbaine, se retrouvent, au XXe siècle, enclavées par l’étalement urbain. Une étape qui va en quelque sorte les consacrer comme cimetières-musées et parcs publics.   Depuis quelques années, on reconnaît de plus en plus l’importance que représentent nos cimetières comme   éléments   du   patrimoine   religieux, urbain, historique, culturel et environnemental. Ce mouvement contribuera certainement au respect, à la mise en valeur et à la conservation de ces lieux exceptionnels, essentiels à notre mémoire collective.

Note (1)

Ce texte fait partie d’une série d’articles de notre grand dossier « Cimetières, patrimoine pour les vivants » tiré du livre du même titre par Jean Simard et François Brault publié en 2008.

Note (2)

Ce texte a été remanié d’une publication de la Commission des biens culturels du Québec, L’évolution de la typologie des cimetières en Occident judéo-chrétien du Moyen Âge à nos jours, Québec, Commission des biens culturels du Québec, 2004. La recherche pour cette première publication a été faite par Lorraine Guay, sous la direction de Suzel Brunel qui en a rédigé la version finale.

Références

 

  1. “Trop occupé pour penser à la mort, la vôtre ou celle des autres ? » est une publicité faite par la maison Lépine-Cloutier de Québec.

 

  1. Loi sur les inhumations et les exhumations. L.R.Q., c. 1-11, art. 3.

 

  1. Entretien téléphonique avec Bob Keller du cimetière Mount Auburn, 24 mars 2003.

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