Géographe et auteure
L’accroissement rapide du nombre de cimetières est l’une des caractéristiques importantes du développement urbain sous le Régime britannique, et tout particulièrement dans la ville de Québec. Aux mortalités naturelles s’ajoutaient celles causées par les épidémies, au point d’avoir justifié des relances en recherche médicale aux XVIIIe et XIXe siècles. Le choléra frappa cinq fois entre 1832 et 1854. La typhoïde, la scarlatine, la diphtérie et la variole régnaient à l’état endémique. L’activité commerciale intense alliée à l’absence de pratiques sanitaires favorisaient l’expansion des épidémies dans toute la vallée du Saint-Laurent. Dans les cas d’épidémies, le désir de disposer rapidement des cadavres et d’éviter leur transport à travers les rues de Québec avait amené une prolifération de nécropoles qui devaient donner un cachet tout particulier aux promenades à travers la ville. Le transport des cadavres étant interdit par le Bureau de santé, on disposait jusqu’à six tombes l’une sur l’autre dans les cimetières intra urbem, ce qui entraîna des plaintes au sujet des offensive effluvia qui en provenaient. Le cimetière des Picotés comptait parmi ceux qui suscitèrent de telles plaintes. Les citoyens avoisinants exercèrent de multiples pressions pour obtenir sa fermeture. On invoquait les dangers d’infection aérienne que représentait l’odeur des cadavres.
LA FERMETURE DES CIMETIÈRES DE QUÉBEC
Le cimetière des Picotés ouvrit en 1701, à la suite de l’épidémie de grippe dont les victimes avaient rempli les cimetières Sainte-Anne et Sainte-Famille jouxtant la cathédrale Notre-Dame, dans le quartier du Palais à Québec. Une épidémie de picote (ou petite vérole) survenue en 1703 avait donné son nom au cimetière où, jusqu’à sa fermeture en 1858, on y enterra la plupart des citoyens de Québec. Le terrain avait été loué en 1703 par la fabrique Notre-Dame au Séminaire de Québec. À deux reprises, la fabrique élargit ensuite le cimetière à même le jardin des Augustines de l’Hôtel-Dieu : d’abord du côté sud en 1813, puis du côté est en 1825. L’année suivante, on érigea un mur de pierres qui sépara ce cimetière de la rue Saint-Flavien. À cause de sa hauteur, ce mur suscita le mécontentement général des riverains. Mais plus que le mur lui-même, les odeurs nauséa bondes jugées dangereuses provoquèrent la cri tique. Pierre-Georges Roy écrit à ce sujet : « À différentes reprises, les citoyens qui demeuraient dans les environs du cimetière des Picotés essayèrent de le faire transporter ailleurs, en donnant comme raison que les odeurs qui s’en échappaient étaient dommageables à la santé publique ». Après maintes pressions provenant des citoyens, le cimetière fut fermé en 1858; le conseil de la cité de Québec ayant obtenu en 1855 qu’une loi interdise désormais l’inhumation à l’intérieur des murs de la ville. On invoquait la nécessité d’une telle mesure pour des raisons d’hygiène et aussi à cause du grand nombre d’endroits qui servaient aux sépultures. Après sa fermeture on procéda pendant l’hiver aux travaux d’exhumation, puis, au printemps, aux travaux de nivellement. Les restes furent transportés au cimetière du Choléra, sur Grande Allée, et au cimetière Belmont à Sainte-Foy.
Outre le cimetière des Picotés, près de l’Hôtel-Dieu, rue Couillard, il y avait en effet, à la haute ville, le cimetière des Pauvres, rue Collins, les cimetières Sainte-Anne et Sainte-Famille contigus à la cathédrale Notre-Dame, le cimetière anglican de la rue Saint-Jean, celui de l’église Wesleyenne, rue d’Artigny, le cimetière des Cholériques, angle Saint-Louis et Salaberry; à la basse-ville, le cimetière de la paroisse Saint-Roch, rue Saint-Joseph, le cimetière catholique et protestant, rue Gignac (en face de l’hôpital de la Marine), et quelques autres. La nouvelle loi permit de désaffecter ces cimetières, soit en cessant d’inhumer, soit en transportant les corps qui y reposaient. Mais le cimetière de la rue Gignac, et d’autres ouverts lors de l’épidémie de 1832, servirent encore à la suite de nouvelles épidémies : le cimetière catholique des Cholériques sur la Grande Allée, celui de la rue Saint-Jean et le cimetière situé près du quai de la brasserie Cap-Diamant à la basse-ville. Cependant, malgré l’interdiction portée par la loi, des cimetières ouvrirent en 1860 dans des propriétés appartenant à des communautés religieuses : sœurs de la Charité sur la rue Richelieu, sœurs du Bon Pasteur, rue de la Chevrotière. On continua aussi d’inhumer dans les cryptes des chapelles et des églises anciennes : cathédrale Notre-Dame, Hôtel-Dieu, Ursulines, Hôpital général, et des églises nouvelles : Saint-Jean-Baptiste et Saint-Sauveur.
Octave Crémazie,
le cimetière des picotés et son poème fantaisiste
« Promenade des trois morts »
« Il y a une autre espèce de fantaisie qui consiste à donner une forme à des êtres dont l’existence est certaine, mais dont la manière d’être nous est inconnue. Les anges et les démons existent, quelle est leur forme ? C’est à cette espèce de fantaisie qu’appartient la première partie de mon poème des Trois Morts. Les morts dans leurs tombeaux souffrent-ils physiquement ? Leur chair frémit-elle de douleur à la morsure du ver, ce roi des effarements funèbres ?
Je l’ignore et je serais bien en peine s’il me fallait prouver l’affirmative; mais je défie M. Thibault [Norbert Thibault, jeune professeur de l’École normale Laval qui avait critiqué l’influence d’écrivains peu catholiques comme Michelet et Hugo dans l’œuvre du poète national canadien-français] de me donner les preuves que le cadavre ne souffre plus. C’est là un de ces mystères redoutables dont Dieu a gardé le secret pour lui seul.
Cette idée de la souffrance possible du cadavre m’est venue il y a plusieurs années : voici comment. J’entrai un jour dans le cimetière des Picotés à l’époque où l’on transportait dans la nécropole du chemin Saint-Louis les ossements du Campo Santo de la rue Couillard. En voyant ces ossements rongés, ces lambeaux de chair qui s’obstinaient à demeurer attachés à des os moins vieux que les autres, je me demandai si l’âme, partie pour l’enfer ou le purgatoire, ne souffrait pas encore dans cette prison charnelle dont la mort lui avait ouvert les portes; si, comme le soldat qui sent toujours des douleurs dans la jambe emportée par un boulet sur le champ de bataille, l’âme, dans le séjour mystérieux de l’expiation, n’était pas atteinte par les frémissements douloureux que doit causer à la chair cette décomposition du tombeau, juste punition des crimes commis par le corps avec le consentement de l’âme. Cette pensée, qui me trottait souvent dans la tête, a donné naissance à la Promenade de trois morts. »
À PROPOS DE LA"RAISON HYGIÉNIQUE
C’est la raison hygiénique que l’on invoque lorsqu’il est question, dans la première moitié du XIXe siècle, de fermer les cimetières. « Pour la salubrité de la cité et la santé de ses habitants », dit la loi du 6 novembre 1854 relative à l’interdiction d’enterrer dans la cité de Québec. L’argument était de taille car à cette époque l’hygiène publique laissait grandement à désirer et les mesures de protection sanitaire étaient quasi inexistantes. Un Comité de santé, rattaché au conseil municipal de Québec, se bornait en temps ordinaire à édicter des règlements d’hygiène et à surveiller leur mise en application. Mais ce comité ne fonctionnait pas sur une base permanente. Lorsque survenait une épidémie, le gouvernement local remettait sur pied en toute hâte un service médical pour porter secours aux malades et tâcher de contrôler la propagation de la maladie. Durant la première moitié du siècle, la violence meurtrière des épidémies de choléra prend des proportions alarmantes au point de devenir une véritable hantise dans la population québécoise. L’historien Antonio Drolet affirme à cet égard : « En 1849, dans une seule maison du faubourg Saint-Jean, 17 personnes meurent du 19 au 30 juillet. La cave était un égout sans issue. C’était une des maisons dites « à choléra ». Pendant l’épidémie, on interdisait les enterrements dans les cimetières et les églises de la ville et on demandait à l’inspecteur de police d’empêcher que les porcs circulent en liberté dans les rues et les places publiques. Le Bureau de santé s’occupait aussi des inhumations : procurer des cercueils, réglementer les sépultures et interdire le transport des cadavres dans la ville; il arriva qu’on disposât jusqu’à douze tombes l’une sur l’autre. Ce qui eut comme effet d’entraîner, nous l’avons noté, des plaintes à propos des « offensive effluvia » provenant des cimetières.
S’il est un sujet dont il fut grandement question à cette époque, c’est bien celui des odeurs. En effet, les odeurs des cimetières étaient loin d’être les seules qui flottaient dans l’air de Québec. Bien d’autres matières contribuaient à alourdir le bilan atmosphérique. Selon le rapport de l’inspecteur Joseph Beaudry sur la situation de l’hygiène de la ville en 1891, Québec dans son ensemble était dans un état sanitaire déplorable. On imagine facilement quelles puanteurs devaient se dégager des excréments accumulés dans tous les points de la ville, alors que la « purgation » de la rue et l’aménagement des lieux de relégation restaient toujours à faire. Beaudry notre trois raisons principales qui expliquent cette situation. D’abord le ramassage des déchets était laissé à l’initiative privée. Ainsi, à chaque printemps, un grand nombre de gens allaient porter leurs déchets à la Pointe-aux-Lièvres sur un terrain loué par la ville.
Cependant, écrit Beaudry, cette pratique n’est ni générale ni obligatoire. Durant l’hiver, des dépotoirs se forment partout dans la ville; les deux principaux se trouvent en arrière des halles Montcalm et Berthelot. On trouvait aussi de grosses accumulations de fumier à la grandeur de la basse-ville. Ensuite les toilettes à chasse d’eau sont plutôt rares et les fosses d’aisance consistent en des trous dans la terre, le tout mal organisé et mal entretenu. De là les immondices infiltrent le sous-sol des habitations environnantes et constituent un danger permanent. Jamais vidées, ces fosses débordent continuellement. Les cours et les caves des maisons servent aussi de lieux d’accumulation d’ordures, véritables foyers de pestilence et de contagion. Souvent les caves sont inondées. Une année, on en trouva 360 dans le quartier Saint- Roch, remplies d’eau. Enfin Québec n’a pas d’égout collecteur sauf celui du gouvernement fédéral, rue Saint-André, et ce sont les rives de la Saint-Charles qui reçoivent tous les déchets. Environ huit tuyaux en bois ou en grès se jettent dans la rivière.
Prolongement des fosses d’aisance sous la ville de Québec, ces égouts recueillent la décomposition des solides tandis que les liquides s’infiltrent dans le sol. Les gens y jettent les rebuts domestiques comme les excréments. Aussi, à la basse-ville où les habitations servent pour ainsi dire à ventiler l’égout, ce dernier est le plus souvent bouché.
BASSE-VILLE ET HAUTE-VILLE
La rivière Saint-Charles, déplore en 1891 l’inspecteur Beaudry, « jouit du privilège d’être le réceptacle et le dépotoir d’une partie de toutes les ordures, vidanges et immondices de la ville ». Il ajoute que, dans ces conditions de malpropreté, il n’est pas étonnant que le choléra, la variole et la diphtérie règnent en maîtres dans la ville. C’est à la basse-ville que la situation était la plus critique. Et elle ne datait pas d’hier. En 1797, presque cent ans avant que Beaudry écrive son rapport, un voyageur disait au sujet du quartier : « C’est une place très peu plaisante. Les rues sont étroites et boueuses et les maisons si hautes que l’air ne circule pas; dans les rues proches de l’eau, une intolérable puanteur monte de l’eau quand la mer est basse. » Au sujet des rues voisines, John Lambert considère qu’elles sont étroites, rugueuses, irrégulières, comparables aux plus sales ruelles de Londres et ne méritent pas le nom de rues; elles sont obscures et encombrées, sans cesse parcourues par des chariots rapides. La présence, dans les limites de la basse-ville, d’établissements nuisibles comme les abattoirs privés et les manufactures causait de grands inconvénients et constituait une source de danger pour la santé publique. Au point de vue de la construction et de la situation, souligne encore le rapport Beaudry,
[…] tous ces abattoirs laissent beaucoup à désirer. Construits en bois, imprégnés de liquides animaux, ils retiennent constamment l’odeur des matières corrompues. Quant à leur situation, le voisinage immédiat est un danger pour ceux qui résident dans les habitations contiguës ou qui sont rapprochées. L’hygiène publique défend ces établissements au centre des villes et recommande de les placer sur les confins, loin des habitations.
Dans les manufactures de cuir et de chaussures, Beaudry constate soit un encombrement d’ouvriers, soit une ventilation insuffisante. Une atmosphère viciée : « De la manufacture où l’on travaille les peaux se dégage une odeur infecte de décomposition animale qui incommode tout le voisinage. Cet établissement s’égoutte directement dans la Saint-Charles. » À Boisseauville (Saint-Sauveur), c’était plutôt pénible. Voici ce qu’en pense l’oblat Ludger Lauzon en 1872, d’après ce qu’en rapporte son confrère Gabriel Bernier :
Qu’on se représente le terrain bas et bourbeux de Saint-Sauveur recevant les eaux de la falaise Sainte-Geneviève et n’ayant ni drainage, ni aqua duc, ni rues empierrées. À côté de ces rues impraticables, vous voyez ici et là des débris de voitures, des roues et essieux cassés. Pour trottoirs, il n’y a que deux ou trois pauvres planches mises côte à côte sur le long. Souvent brisées ou mal clouées, elles exposent à mettre les pieds dans la vase ou elles vous envoient la boue en pleine figure, accidents désagréables qui se produisent surtout dans l’obscurité contre laquelle on ne peut se protéger que par la lumière tremblottante d’un bout de chandelle fixé dans un falot […] Chaque jour, des tonnes agrémentées de chaudières sont promenées de porte en porte pour l’approvisionnement de l’eau. À défaut de chevaux, de pitoyables attelages de chiens servent à faire le service de l’eau et du bois de chauffage.
Les piètres conditions hygiéniques, décrites ci-dessus, ne se retrouvent pas également dans tous les quartiers urbains. Les gens de la haute-ville sont plus favorisés à cet égard. En 1819, rapporte le géographe Raoul Blanchard, un observateur note que la haute-ville est propre et aérée en comparaison de la basse-ville, les rues mieux tenues, mieux pavées et la situation beaucoup plus désirable pour une résidence. En 1860, pour la haute-ville encore, un guide du voyageur est plein d’éloges en affirmant que la ville est jolie et élégante et contraste grandement avec la ville basse; que les maisons sont bâties avec goût et qu’il y a de belles rues et des jardins. La situation était à elle seule un grand avantage sur le plan de l’hygiène.
Non seulement la topographie élevée procurait elle une circulation d’air plus dégagée mais aussi, en raison de la pente du sol, favorisait-elle l’écoulement des eaux. La propreté des cours y gagnait donc, comme le remarque l’inspecteur Beaudry en 1891 :
Les quartiers les plus favorisés sont situés sur la partie élevée et déclive de la ville, là où le drainage de surface se fait avec une très grande rapidité en raison même de la pente du sol. Aussi remarque-t-on une différence entre l’état des cours situées dans la partie haute et la partie basse de la ville. Saint-Roch, Saint-Sauveur et la Basse-Ville commerciale, partie la moins privilégiée, ont plus besoin de surveillance et de soins à cause même de leur situation topographique moins favorisée.
À propos des déchets, de boîtes d’immondices, de fumier accumulé dans les cours, Beaudry ajoute : « Les quartiers de la Haute-Ville ont moins à souffrir sous ce rapport, à cause du nombre plus limité d’écuries et aussi à cause du chiffre plus restreint de la population qui occupe un territoire relativement plus étendu. » Enfin, sur le plan des installations sanitaires, la haute-ville était aussi la plus privilégiée. Le chef des officiers de santé note en 1866 au sujet du nettoyage des caves, des cours et des fosses d’aisance : « Les quartiers contre lesquels les officiers de santé ont reçu le moins de plaintes sont les quartiers Saint-Louis et du Palais où la canalisation est plus parfaite que dans les autres parties de la ville et où l’aqueduc est introduit presque partout. » Alors que dès 1854, la haute-ville sera servie par un aqueduc, la municipalité de Saint-Sauveur devra attendre la dernière décennie du siècle suivant pour voir enfin exécutés les travaux de drainage et d’aqueduc. Il y avait donc des améliorations qu’on apportait aux équipements sanitaires, mais elles se limitaient le plus souvent à la haute-ville, comme le soulignent Noppen, Paulette et Tremblay : « Cependant, si progresse le projet de bien-être social, c’est souvent au détriment des habitants des faubourgs qui se plaignent amèrement de leur inconfort. Car, dans l’ensemble, toutes les “commodités” sont réservées à la vieille ville, de toute évidence, lieu privilégié de l’habitat. » La haute-ville, plus aérée, moins densément peuplée et mieux équipée du point de vue sanitaire, est manifestement le lieu privilégié au plan de l’hygiène olfactive. C’est là que les miasmes aériens ont le moins de prise. D’ailleurs, la lutte qu’on avait entreprise contre l’odeur du fumier et des excréments donnait des résultats; les rapports des visiteurs et des officiers de santé l’attestent.
L’ODEUR DU CADAVRE
Parmi la gamme des mauvaises odeurs, celle du cadavre fut combattue avec le plus d’acharnement. Cette odeur suscita en effet la plus vive angoisse. En témoignent la précocité des plaintes formulées par les riverains du cimetière des Picotés, les pétitions signées et les multiples pressions du Comité de santé pour obtenir sa fermeture et celle des cimetières avoisinants. Au point de vue des menaces d’infection de l’espace, les cimetières sont au premier rang. Les médecins considèrent les émanations cadavéreuses comme les plus dangereuses. Selon la « théorie aériste » en vigueur à l’époque, il est admis que les épidémies sont causées par l’odeur que dégagent les amas de détritus humains et végétaux. Comme le souligne bien l’historien Réjean Lemoyne, avant les découvertes de Robert Koch et de Louis Pasteur sur les microbes et les bacilles, à la fin du siècle, les mécanismes de la contagion sont quasi inconnus de la plupart des médecins, sauf une minorité qui pense que les épidémies se répandent par contagion et non par putréfaction de l’air. Une lettre adressée en 1858 au curé de la fabrique Notre-Dame par le maire de Québec fait part de cette inquiétude :
Des représentations m’ayant été faites au sujet du cimetière des Picotés, je vous prie d’attirer l’attention de messieurs les Marguilliers sur le fait que des exhumations ayant eu lieu dans d’autres localités, il en est résulté des épidémies.
Messieurs les Marguilliers pourraient prendre des mesures pour qu’au printemps, il n’y eût aucun danger à appréhender. On suggère de faire jeter de la chaux vive sur le terrain où les exhumations ont eu lieu.
Il semble toutefois qu’ait existé une certaine polémique quant aux vapeurs nocives provenant des cimetières. Les documents de l’époque en font état : ainsi, dans sa réponse au maire, le marguillier assure ce dernier que les travaux d’exhumation ont été faits dans l’ordre et que les craintes au sujet des mauvaises odeurs ne sont pas fondées. Une autre lettre, signée en 1855 par les religieuses de l’Hôtel- Dieu, affirme : « Nous avons le témoignage contraire au sujet des murmures concernant les inhumations par l’aveu même de plusieurs citoyens et par les inhumations qui s’y font presque chaque semaine et encore hier ». Malgré une relative « anesthésie populaire », le fait essentiel n’en demeure pas moins que le voisinage avec les morts soit devenu incommodant pour plusieurs. La question est importante au point qu’elle préoccupe l’opinion publique. Séparer le séjour des morts de celui des vivants devient une exigence sans cesse réitérée jusqu’à ce que, en 1855, elle fasse loi. Les cimetières ont désormais perdu leur droit de cité. Certes, l’argument hygiénique avait beaucoup de poids. La théorie scientifique qu’appuyait la majorité des médecins stipulait que Québec se trouvait dans un état sanitaire tel que la santé de tous ses habitants en était affectée. L’on sait qu’au cours du XIXe siècle, Québec fut la ville canadienne la plus éprouvée par le retour périodique des épidémies de choléra. Celle de 1832 y fit 3 500 victimes. La plus meurtrière des épidémies de ce siècle n’est sûrement pas étrangère à la situation sanitaire qui prévalait dans la ville. Pour ces raisons, on comprend aisément que la fermeture des cimetières fut une mesure hygiénique prise dans le but de désinfecter l’espace public et de prévenir les dangers qu’ils représentaient pour la qualité de l’atmosphère. Un lien étroit entre les odeurs des cadavres et la mort s’était en effet établi dans la majorité des esprits. Mais comment expliquer que la fermeture des cimetières ait été pratiquement la seule intervention énergique en faveur de l’assainis se ment de l’espace public pendant presque tout le XIXe siècle ? Car, pour le reste, drainage, égouts, etc., les mesures concrètes de prévention sont demeurées à peu près nulles pendant cette période. C’est seulement vers la fin du siècle que la Ville de Québec mettra en place une stratégie sanitaire enfin cohérente.
FERMETURE DES CIMETIÈRES ET ENVERGURE SYMBOLIQUE
C’est la première fois, en 1855, qu’un interdit exclut les cimetières de la ville de Québec. Une telle loi constitue donc un précédent quant au rôle que tiennent désormais les cimetières puisque, jusqu’à cette date, ceux-ci avaient toujours été intégrés dans l’espace habité. Les nouveaux cimetières seront installés à quelques kilomètres de la ville. Le cimetière protestant Mount Hermon sera établi à Sillery en 1848; chez les catholiques, les cimetières Saint-Sauveur et Saint-Charles le seront en 1854, le cimetière Belmont en 1857. Bien sûr, l’hygiène publique met en jeu des valeurs nouvelles que sont la santé, la propreté, la salubrité. Elles sont des valeurs indiscutables car elles symbolisent le progrès. Mais, nous l’avons vu, ces valeurs décrétées sont relatives. La préoccupation hygiénique est loin d’atteindre également la population. La hantise des cimetières aussi. À cet égard, les attitudes diffèrent. Tandis qu’à la haute-ville on décrie ces lieux malsains et on s’emploie à les faire disparaître, à la basse-ville les cimetières ne semblent pas créer la même répulsion. Il n’y a qu’à lire des articles parus en mars et en août 1854 dans Le Canadien, pour le vérifier. Comme le rapporte Pierre-Georges Roy, l’un relate la plainte d’un passant sur le peu de respect qu’on avait pour le cimetière de l’hôpital de la Marine : « J’ai vu de mes yeux la clôture brisée de ce cimetière livrer passage aux ouvriers, qui marchent dans ce lieu sanctifié par la mort, comme dans un lieu ordinaire, la pipe à la bouche ou des chants sur les lèvres. »
Une autre lettre abonde dans le même sens : un citoyen se plaint qu’on s’occupe si peu du cimetière de l’hôpital de la Marine que les animaux y pacagent tout l’été. Cet exemple n’est pas sans rappeler la situation qui prévalait au cimetière des Innocents à Paris à l’époque du Moyen Âge : « Les Parisiens, écrit Jacques Boussard, le traversaient journellement pour se rendre aux Halles et les animaux, comme les porcs qui erraient aux environs, le fouissaient et en faisaient une sorte de cloaque. » Ces gestes banals, siffloter ou marcher tout simplement dans les cimetières, rendent pourtant compte d’une attitude familière avec les familiarités qui, croyons-nous, aurait commencé à s’effriter dans le sentiment général chez la bourgeoisie. Pourquoi en effet avoir choisi d’éliminer les cimetières ? L’odeur des morts leur faisait-elle davantage peur ? Ce qui étonne, c’est la systématisation et, dirons-nous, la vigueur avec laquelle on expulsa au loin les cimetières. Aux yeux des investisseurs bourgeois, ces terrains étaient-ils moins importants que d’autres ? Car enfin, déplacer les morts est une lourde entreprise et cela coûte cher.
Mais au-delà de ces transactions purement économiques, il y a la manière dont on organise ensuite l’espace qui, lui, dépasse ce niveau et renvoie à une mentalité et même à une certaine forme d’idéologie. La fermeture des cimetières dans la cité est ainsi lourde d’implication symbolique car elle relate une marginalisation de la mort. Au milieu du XIXe siècle, les morts cessent de jouer leur rôle traditionnel dans l’espace de la haute-ville. Désormais, il n’y a plus de place pour eux : des rues, des maisons, des vivants les ont remplacés.
La logique hygiéniste a ouvert la voie à une nouvelle logique spatiale d’où la symbolique morte vif a été évacuée. Gilles Ritchot l’exprime en ces termes : « Le rapport à l’espace est désormais matériel, il est un rapport physique empressé de fermer les fosses communes. » Aussi pensons-nous que l’année 1855 témoigne d’un changement de mentalité vis-à-vis des morts et vis-à-vis de la mort elle-même. Il s’agirait de la perte d’un esprit ou d’une mentalité. Car tant qu’il y avait des cimetières intra urbem, les morts et les vivants s’inter pénétraient. Avec leur disparition, ce lien symbolique est rompu. Ainsi l’élimination des cimetières urbains est significative d’un niveau plus profond que purement matériel ou économique. Elle est plus qu’un banal déménagement de fonction qu’une autre vient remplacer. Elle vise le rapport entre les êtres, elle est un signe que le rapport à l’espace, aux êtres et aux choses, est devenu différent. Elle est le signe d’une distanciation entre le sacré et le profane. Les besoins d’espace ou les raisons de santé ne parviennent pas à justifier totalement l’abandon des cimetières. Que masque au juste cette volonté de désinfecter et de désodoriser l’espace, supposé servir un projet de bien-être social ? Selon Alain Corbin, il participerait d’un projet utopique :
[…] celui qui vise à celer les témoignages du temps organique, à refouler tous les marqueurs irréfutables de la durée, ces prophéties de mort que sont l’excrément, la pourriture de la charogne et la puanteur du cadavre. Le silence olfactif ne fait pas que désarmer le miasme, il nie l’écoulement de la vie et la succession des êtres; il aide à supporter l’angoisse de la mort.
Derrière l’entreprise hygiénique, y aurait-il le refus de la mort ?
Note (1)
Ce texte fait partie d’une série d’articles de notre grand dossier « Cimetières, patrimoine pour les vivants » tiré du livre du même titre par Jean Simard et François Brault publié en 2008.
Note (2)
Ce texte a été publié dans une première forme sous le titre La fermeture du cimetière des Picotés, 1855, Québec, Université Laval, Cahiers du Centre de recherche en aménagement et développement, volume 9, no 1, 1985.
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