Géographe et auteure
Montréal, vers1800. Tandis qu’on démolit peu à peu les fortifications de la ville, les rivages portuaires sont occupés presqu’entièrement par les marchands, surtout de bois d’œuvre. Dans le faubourg Saint-Laurent, aujourd’hui l’arrondissement Ville-Marie, pullulent marins, matelots et prostituées dans un décor de tavernes, d’auberges et de salles de boxe. Dans ce quartier chaud Marie-Louise Couvret donne naissance le 25 octobre 1802 à Joseph Favre, dit Montferrand. Son époux, Joseph, est voyageur de commerce et le troisième de la lignée des Montferrand. Le grand-père, François Favre, dit Montferrand, était soldat dans les troupes du chevalier de Lévis et s’était établi à Montréal après la conquête.
Les Montferrand jouissent d’une stature et d’une force peu communes pour l‘époque. Ils font l’admiration de tous dans les quartiers populaires de la métropole. À 16 ans, du haut de ses six pieds 4 pouces (près de 2 m), Joe terrassent trois fiers-à-bras qui sèment la terreur. Plus tard, il met KO un boxeur réputé champion. Joe est surnommé le « coq du faubourg Saint-Laurent ». En 1820, Montferrand quitte Montréal pour Kingston où il travaille comme charretier. Ses prouesses légendaires font dire « qu’il frappe comme la ruade du cheval et manie la jambe comme un fouet. Fasciné par les voyageurs de l’Ouest, Joe s’engage en 1823 pour la Compagnie de la baie d’Hudson qui contrôle une grande partie du commerce des fourrures de l’Amérique du Nord. Toutefois, on ne sait rien de lui pendant cette période.
La vie de Montferrand prend un nouveau virage en 1827 lorsqu’il commence à courir les forêts et les rivières des Laurentides et de l’Outaouais. Il devient bûcheron, draveur, contremaître, guide de cages et homme de confiance de ses patrons anglais. Mais de très nombreux immigrants Irlandais bagarreurs viennent concurrencer les emplois que convoitent les canadiens-français. Déterminés à chasser des chantiers les francophones, les Shiners tendent un piège à leur défenseur. Sur le pont Union, aujourd’hui des Chaudières, alors contrôlé par des fiers-à-bras irlandais, cent cinquante des leurs veulent tuer Montferrand qui se trouve à l’autre extrémité du pont. Mais le chef incontesté des Canadiens-français déjoue l’embuscade et met en déroute les Shiners. L’historien Benjamin Sulte raconte la bataille survenue en 1829 :
« Montferrand fit quelques enjambées rapides pour se rapprocher des agresseurs; l’un d’eux plus exposé tomba aux mains du Canadien, qui le saisit par les pieds et s’en fit une massue avec laquelle il coucha par terre le premier rang, puis ramassant ces malheureux comme des poupées, il les lança à droite et à gauche dans les bouillons blancs de la rivière.»
Quelle part de l’histoire appartient au folklore? Peu importe. La légende, elle, est bien réelle! On raconte aussi que Jos Montferrand avait l’habitude d’entrer dans les tavernes en donnant un coup de talon au plafond! Nombre de tenanciers ont prétendu posséder la « marque » de Jos Montferrand dans leur établissement. Selon Michel Prévost, petit-cousin de Montferrand et président de la Société d’histoire de l’Outaouais, les exploits de Montferrand ont fait du géant aux membres agiles l’une des plus grandes figures légendaires au Canada. Les prouesses du colosse se poursuivent jusqu’en 1840 puis se font plus rares. Pendant trente ans, de 1827 à 1857, Montferrand sera ainsi étroitement associé à l’âge d’or de l’exploitation forestière de l’Outaouais, qui attirait marchands, colons et ouvriers, au point où la population de 2 488 grimpera à environ 40 000 habitants.
En 1857, Montferrand se retire dans sa maison de la rue Sanguinet, à Montréal. À l’aise financièrement, le héros, âgé de 55 ans, souffre de rhumatisme qui l’a rendu voûté. Au printemps 1864, Jos, veuf de Marie-Anne Trépanier, épouse Esther Bertrand. Il meurt à Montréal le 4 octobre suivant, à 61 ans. Il est inhumé au cimetière Notre-Dame-des Neiges. Sa deuxième épouse lui donnera un fils posthume, Joseph-Louis, qui héritera de la même stature que ses ancêtres. Joseph-Louis aura neuf enfants, dont l’aîné, Joseph, connaît une certaine notoriété comme boxeur au début du XXe siècle
En 1978, le palais de justice de Gatineau est nommé Montferrand, ce qui provoque la critique de certains magistrats qui considèrent le géant comme un « pilier de tavernes». Sans nier son fort penchant pour ces lieux, Michel Prévost croit qu’il mérite le titre plus glorieux de « roi des forêts de l’Outaouais ». En 1992, Postes Canada immortalise le plus célèbre bûcheron du pays en imprimant un timbre commémoratif. Plusieurs artistes et écrivains ont consacré des œuvres, chansons, sculptures et livres à ce héros de la culture populaire. Mentionnons Benjamin Sulte, Mary Travers (La Bolduc), Jean Côté, Paul Ohl et Gilles Vigneault. En 2009, une plaque a été dévoilée dans l’ancienne église St. Brigid’s, autrefois fréquentée par les Irlandais!
Les hommes forts au Québec ont toujours fasciné : Jos Montferrand, Louis Cyr, Victor Delamarre, le colosse Têtu ou encore Turcotte, le politicien fort-à-bras. En 1906, E.Z. Massicotte, publiait une première anthologie consacrée à ces hercules idolâtrés du Québec dans Athlètes canadiens-français. En 1999, Ben Weider, spécialiste du culturisme, continue l’entreprise de Massicotte et les deux auteurs signent Les hommes forts du Québec : de Jos. Montferrand à Louis Cyr. Mais si le culte de la force est devenu si populaire au Québec, c’est aussi parce qu’il s’enracinait plus profondément dans la bataille symbolique que menait les Canadiens-Français contre l’oppresseur britannique : une lutte avec poings et talons en l’air.
Sources : Michel Prévost, « Jos Montferrand, figure légendaire de l’Outaouais ». Encyclopédie du patrimoine de l’Amérique française.
Vincent Destouches, « Hommes forts : une histoire québécoise ». L’actualité, 5 juillet 2013.