Muséologue
Qu’il soit fait de bois ou de métal, le corbillard conduit nos morts au cimetière depuis plus de 200 ans. Au cours de ces années, il a subi des modifications formelles notables dont la plus récente est liée à sa motorisation au début du XXe siècle. Mais qui se souvient encore des vieux corbillards de bois, ces lourdes voitures tirées par des chevaux ? Maintenant oubliés, ils ont pourtant longtemps figuré dans les cortèges funèbres, résistant à la mécanisation jusque dans les années 1940. Au début de notre histoire, la tradition veut que les morts gagnent leur dernière demeure sur les épaules des porteurs. C’est là une pratique respectueuse qui, si elle s’avère commode pour les citadins, devient une dure épreuve physique pour les gens des régions rurales qui doivent parfois parcourir une bonne distance avant d’atteindre le temple paroissial.
LES PREMIERS CHARIOTS DES MORTS
La solution à ces difficultés de transport est facilement trouvée : temporairement détournés de leur destination initiale, carrioles, sleighs ou traînes ont parfois à remplir cette triste tâche de porter les défunts en terre. Cependant, l’Église de la Nouvelle-France n’approuve pas entièrement cette méthode de transport qu’elle juge irrespectueuse. Un règlement émis en 1684 stipule que le corps du défunt doit être porté à bras d’homme et interdit son déplacement à bord d’une voiture 1. À la longue, l’Église en viendra à reconnaître les difficultés liées à la distance. Dans un texte daté de 1810, Mgr Joseph-Octave Plessis note « que cet éloignement entraîne beaucoup d’indécence; qu’on ne peut dans un si long trajet, obtenir le silence que demande une cérémonie religieuse. Que des chemins glissants occasionnent souvent des chutes, et avec elles des ris et des dangers 2 ». Outre ces inconvenances religieuses, il y avait en hiver des risques « pour la santé des porteurs qui arrivaient ruisselants de sueur à l’église qu’on ne chauffait pas alors, et dans laquelle ils assistaient au service comme dans une glacière. 3 » L’Église sera donc forcée de faire des concessions. On permet ainsi aux habitants des campagnes d’utiliser des voitures pour amener les corps jusqu’à proximité du lieu du culte, après quoi ils doivent les porter à bras d’homme. Afin de décourager les contrevenants, on a même prévu une sanction selon laquelle il n’est pas permis que le cortège soit précédé de la croix, « fut-elle seule et sans clergé 4 », tant que le corps se trouve dans une voiture. Mais assez curieusement, et malgré ses réticences, c’est l’Église qui, par l’intermédiaire des fabriques paroissiales, introduira les premiers corbillards au Québec. De fait, le plus ancien chariot des morts connus à ce jour est acheté en 1805 par la paroisse de Saint-Augustin-de-Desmaures, qui débourse pour cette nouveauté la somme de 15 chelins, soit à peu près trois dollars. D’autres paroisses emboîteront le pas, dont Notre-Dame de Québec en 1826, Charlesbourg en 1834 et Notre-Dame de Montréal deux ans plus tard. Ce n’est toutefois qu’après 1850 que l’achat d’un corbillard devient une pratique courante dans les plus grosses paroisses. Les milieux moins nantis, eux, n’auront de véritables chars funéraires qu’après 1880. À cette époque, en effet, avec le développement d’une industrie de corbillards luxueux, les fabriques plus fortunées revendent à moindre prix leurs anciennes voitures, créant de la sorte un marché de « corbillards d’occasion ». C’est ainsi que la fabrique de Saint-Damase-de-L’Islet achète le 31 août 1902, pour la somme de 25 $, l’ancien véhicule funéraire que Saint-Roch-des-Aulnais, la paroisse voisine, avait utilisé pendant quarante-trois ans.
L’ART DES SCULPTEURS
Entre 1880 et 1900, la fabrication des corbillards est en plein essor. Les voitures de cette période se caractérisent par leur aspect spectaculaire et soigné, notamment en ce qui concerne l’ornementation. Jusque-là, les chariots funéraires ont toujours été assez simplement ornés. Quelques urnes sur le toit, des vitres sur les côtés et une croix surmontant le tout constitue généralement l’essentiel du décor des corbillards de la période 1850-1880. À part les urnes, la voiture de Sainte-Hénédine, dans La Nouvelle-Beauce, illustre bien l’aspect de ces modestes véhicules. Il est vrai que la plupart du temps la fabrication de ces premiers corbillards est confiée à des ouvriers qui n’ont encore aucune connaissance des exigences particulières à ce type de voiture. Souvent la tâche revient aux charrons, aux voituriers ou aux carrossiers. À Saint-Denis-sur-Richelieu, par exemple, la paroisse engage en 1864 le carrossier du village, Amable Ledoux, pour la fabrication de son premier chariot funéraire. Bien que fort habiles, ces ouvriers n’ont pas, pour la plupart, le talent requis pour concevoir ou réaliser de grands décors. C’est pourquoi quelques-uns travaillent en association avec d’autres artisans. Et l’on voit des gens comme Donat Carbonneau, un voiturier, faire appel à l’art de Joseph Millette, un sculpteur, afin de produire en 1902 le petit corbillard pour enfant de Yamachiche.
Ici, nous sommes déjà loin des corbillards sans ornements : le travail des sculpteurs en a grandement modifié l’aspect. On peut alors y trouver des colonnes avec chapiteaux, des drapés, des guirlandes de fleurs et même des personnages : anges, pleureuses ou orantes. Plusieurs des corbillards sculptés après 1880 ont été produits par des fabricants spécialisés. Bien organisées, certaines de ces entreprises comptent plusieurs employés à leur service, y compris des sculpteurs, et peuvent même offrir à la clientèle un choix de modèles que l’on commande par catalogue. C’est le cas chez Théode Désilets, fabricant de corbillards et de catafalques, qui tient commerce à Victoriaville de 1880 à 1940.
Par contre, les plus beaux exemples de corbillards qui nous soient parvenus ont généralement été construits par des entrepreneurs de pompes funèbres ou par leurs employés. Adélard Lépine, après avoir tracé lui-même les plans de sa voiture, en confiera la réalisation à Paul-Émile Carbonneau et au sculpteur Francis-P. Gauvin. Le corbillard est si élégant qu’on l’utilisera notamment lors des funérailles officielles de Louis Saint-Laurent, ancien premier ministre du Canada.
UN LANGAGE SYMBOLIQUE
Tantôt luxueux carrosse, tantôt modeste véhicule, le corbillard est conçu pour s’adapter aux conditions climatiques. L’été, il se déplace sur de hautes roues, tandis que l’hiver il est habituellement monté sur patins. De cette façon, même la neige ne peut entraver le dernier voyage. Le corbillard peut aussi, grâce à un code de deux couleurs, indiquer l’âge du défunt qu’il transporte : une voiture noire signale que le mort est d’âge adulte; peinte en blanc, elle rappelle symboliquement l’innocence de l’enfant qui y repose. Enfin, pour signifier le statut social du défunt, il existe trois classes de corbillards établies d’après la beauté et la richesse de ces véhicules. Le corbillard de première classe, réservé aux familles aisées, est construit de matériaux coûteux et luxueux. La voiture de seconde classe, ni trop ornée ni trop simple, convient à la plupart des familles. Quant au four gon de troisième classe, d’un grand dépouillement, il sert aux funérailles des plus pauvres. Le Musée canadien des civilisations s’enorgueillit de conserver entre ses murs le corbillard de première classe de l’entreprise funéraire Gauthier & Frère de Trois-Rivières. Réalisé en 1898 par Félix Gauthier lui-même et décoré par un sculpteur montréalais inconnu, l’ancien corbillard de Trois-Rivières est le seul véhicule du genre à nous être parvenu avec toute sa complexe iconographie toujours en place.
Un véhicule unique
En règle générale, les corbillards québécois concentrent leur ornementation sur le toit. Quelques urnes, une croix, plus rarement des anges; voilà ce qui constitue le décor habituel du fourgon funéraire. Quand on voit le corbillard de Trois-Rivières, on constate rapidement sa particularité; son ornementation est en effet d’une richesse et d’une complexité rares. La consultation de plusieurs centaines de documents visuels et les recherches faites jusqu’à ce jour laissent croire que ce corbillard est l’un des seuls à avoir fait l’objet d’une construction iconographique aussi fouillée.
Les douze figures sculptées, réparties selon une composition stricte sur l’ensemble de la boîte, ont une autre fonction que celle de la simple ornementation : elles ont un message à livrer.
Tous les éléments décoratifs du corbillard de Trois-Rivières ont un sens symbolique qui résume la doctrine catholique romaine. Ces sculptures nous racontent l’histoire du cheminement de l’âme humaine qui, entachée par le péché originel, atteindra tout de même la Rédemption grâce au secours de la religion. La composition pyramidale de l’ornementation de la voiture se construit autour du vitrage ovale. Elle dirige le regard du spectateur pour en faciliter la lecture. Chacun des côtés de la boîte reproduit le même décor. Ainsi, que l’on soit à gauche ou à droite de la voiture, un message identique nous est livré. L’axe central de toute la décoration est la fenêtre qui, toutes proportions gardées, est l’élément le plus important du corbillard. Dernier lien entre les vivants et le mort, cette ouverture permet à ceux qui restent de maintenir un contact visuel avec leur défunt.
Symboliquement, cette fenêtre est le mort et c’est autour d’elle que se construit tout le programme iconographique du corbillard. D’ailleurs, n’est-ce pas lui, le défunt, qui en est le prétexte ?
À la base du triangle, au même niveau que la vitre, donc à la hauteur de la dépouille mortelle, des faux croisées 5, symboles de la mort, voisinent de petits personnages dénudés 6 qui surgissent d’un fouillis de plantes : fougères, palmiers, fleurs et quenouilles. Ces éléments évoquent le paradis terrestre, là où l’humanité reçut la mort pour châtiment à la suite du péché originel. Un peu plus haut, des ailes déployées promettent une envolée. Cela signifie que la mort n’est pas définitive 7mais elle est tout de même bien présente, elle se manifeste par des anges portant flambeaux car comme le feu, la mort consume tout 8. Toutefois cette mort-ci n’est plus la punition de la faute d’Adam et Ève puisqu’elle est portée par un messager céleste, celui-là même qui a la mission de guider l’âme du défunt vers le ciel. L’étape suivante nous entraîne à un niveau supérieur. Mais avant d’y accéder, il faut subir le Jugement dernier. Solidement appuyée sur le plan inférieur, celui de la mort, une femme à demi allongée représente le Juge qui viendra à la fin des temps. Elle s’appuie d’une main sur un livre, registre du bien et du mal 9, tandis que, de l’autre main, elle porte une couronne de lauriers, récompense du Juste qui aura droit à l’éternité dont ce feuillage est le symbole 10. Ne reste plus que le sommet du corbillard, le Royaume des cieux. Portée en triomphe par deux personnages qui n’ont d’autre rôle que de la magnifier, la croix 11 règne en maîtresse car c’est par elle, nous dit l’Église, que l’humanité a été sauvée. Pour les croyants, il en sera de même pour le défunt qui repose à l’intérieur du fourgon funéraire. Il ne reste du corbillard à traction chevaline que quelques images sombres au fond de vieilles boîtes à photos et de vagues souvenirs dans l’esprit des plus âgés. Parce qu’il appartenait au domaine de la mort, on a souvent préféré le démanteler pour ne conserver que quelques fragments anonymes plus ou moins adroitement travaillés. Combien, parmi les figures déposées dans les réserves des musées, ont fait partie du décor funéraire d’un corbillard à chevaux ? Certainement plus que ce que nous en savons aujourd’hui.
Les derniers moments de Cartier
À l’automne de 1872, Cartier s’embarquait à Québec pour aller se reposer et consulter les maîtres de l’art médical à Londres. Le travail professionnel et parlementaire l’avait usé. Sa récente défaite à Montréal, sa ville aimée, l’avait accablé. Il partait, atteint du mal de Bright, avec le pressentiment qu’il ne reverrait plus ces horizons enchanteurs : la vallée fertile du Richelieu, le Mont-Royal, le fleuve majestueux, les douces Laurentides, le promontoire de Québec, la côte de Gaspé. Et cet homme fort pleura devant la foule qui lui disait adieu.
Avant son départ, il avait mis ordre à ses affaires spirituelles, sachant bien que les voyages à la recherche de la santé finissent toujours par la mort.
Dans la métropole de l’Empire britannique et du monde, sous ce ciel brumeux qui semble éteindre toute espérance, Cartier vécut pour mourir. Il s’y prépara sérieusement, retrouvant dans la piété de sa jeunesse des consolations à ses peines et un baume à sa souffrance.
Les médecins furent impuissants à retarder la fin de cette vie précieuse. Cependant, au commencement de mai 1873, Cartier espérait pouvoir rentrer au Canada. Mais il rechutait quelques jours après. Il reçut avec foi les derniers sacrements. Et le 20 mai, sa femme et ses deux filles à son chevet, il rendit son âme à Dieu.
La réception de cette nouvelle dans la capitale canadienne, rapporte le Courrier d’Outaouais, causa une plus grande consternation que l’assassinat de Thomas d’Arcy McGee par le Fénien Whelan, en 1868.
À la chambre des députés, tous ces parlementaires loquaces ne trouvaient pas un mot à se dire tant la tristesse était générale et profonde. Ce fut au milieu d’un silence saisissant que sir John Macdonald se leva et lut le télégramme suivant envoyé par sir John Rose : « Cartier a eu une attaque il y a huit jours, depuis lors il n’a fait qu’empirer et ce matin à six heures il est mort tranquillement. Son corps sera envoyé au Canada par le steamer du 29. » Le premier ministre ajouta : « Monsieur le président, je me sens incapable d’en dire plus long, » et il fondit en larmes. Il se rassit aussitôt, et, la main droite sur le siège vacant de sir Georges, il pleura comme on pleure son meilleur ami. Les Communes votèrent des funérailles d’État et l’érection d’un monument dans le cimetière de la Côte-des-Neiges.
Les restes de Cartier arrivèrent à Québec le 8 juin sur le Prussian, et ils furent immédiatement reçus en chapelle ardente sur le Druid. Un libéra fut chanté dans la basilique de Québec, et une oraison funèbre fut prononcée par l’abbé Antoine Racine, qui devint le premier évêque de Sherbrooke l’année suivante. Le Druid, dans sa marche vers Montréal, fit un arrêt aux Trois-Rivières où un libéra fut chanté dans la cathédrale; le grand vicaire Caron prononça l’éloge de Cartier.
Arrivé à Montréal le 11 juin, le corps fut déposé en chapelle ardente dans le Palais de Justice jusqu’au 13 juin, jour des funérailles. Le convoi suivit les rues Notre-Dame, Bonsecours, Saint-Denis, Sainte-Catherine, Saint-Laurent et Craig, pour déboucher sur la Place d’Armes. Une faible partie de cette foule d’environ 100 000 personnes put entrer dans l’église Notre-Dame. Le service fut chanté par Mgr Fabre, beau-frère de Cartier et sacré évêque de Gratia no polis le 1er mai précédent. L’inhumation eut lieu au cimetière de la Côte-des-Neiges. Les gouvernements fédéral et provincial, la magistrature et le barreau, le clergé et le peuple furent largement représentés. On n’avait jamais vu un pareil concours d’admirateurs à des funérailles.
Cartier n’avait pas rougi de l’Église ni de ses droits durant sa vie, l’Église ne rougit pas de lui après sa mort.
Il avait aimé le peuple, et le peuple s’agenouilla sur sa tombe, témoignant sa reconnaissance à son plus fidèle serviteur.
Source: Charles-Édouard Lavergne, « Les derniers moments », dans Georges-Étienne Cartier – Homme d’État canadien : 1814-1873, Montréal, Langevin et l’Archevêque, 1914, 91p., p. 65-69.
Note (1)
Ce texte fait partie d’une série d’articles de notre grand dossier « Cimetières, patrimoine pour les vivants » tiré du livre du même titre par Jean Simard et François Brault publié en 2008.
Notes (2)
Une première version de ce texte, intitulée « Les corbillards », a été publiée dans Continuité, dossier « Le patrimoine funéraire : au-delà du mythe », numéro 49, hiver-printemps, 1991, p. 38-41. Voir plus généralement : Marthe Taillon, « Le corbillard hippomobile au Québec », mémoire de maîtrise en histoire de l’art, Québec, Université Laval, 1991, 206 p.
- Mandements des évêques de Montréal, volume II, Montréal, Éditions du Nouveau Monde, 1869, p. 254.
- Serge Gagnon, Mourir hier et aujourd’hui, Sainte-Foy, Les Presses de l’Université Laval, 1987, p. 39. Voir également le chapitre ci-dessus.
- Charles Trudelle, Paroisse de Charlesbourg, Québec, Augustin Côté, 1887, p. 206-207.
- Mandements des évêques de Montréal, volume III, Montréal, Éditions du Nouveau Monde, 1869, page 254.
- Guy de Tervarent, Attributs et symboles dans l’art profane, 1450-1600 : dictionnaire d’un langage perdu, Genève, Librairie E. Droz, 1958, p. 165.
- Louis Réau, Iconographie de l’art chrétien, Paris, Presses universitaires de France, 1956, tome 1, p. 152.
- Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, Paris, Robert Laffont / Jupiter, 1982, p. 17.
- De Tervarent, op. cit., p. 184.
- Philippe Ariès, L’homme devant la mort, Paris, Seuil, 1977, volume 1, p. 107.
- Chevalier et Gheerbrant, op. cit., p. 563.
- Ibid., p. 323.