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Les cimetières marins du Saint-Laurent

Lorraine Guay

Géographe et auteure

Au cours de l’histoire, le Saint-Laurent et ses îles ont été, pour de nombreux Amérindiens et Européens, le lieu du dernier rendez-vous avec l’espace nord-américain. Cette image funeste associée au Saint-Laurent est d’abord due à sa géographie d’envergure continentale et à ses eaux capricieuses, mais surtout aux nombreuses îles qui en parsèment le cours et font obstacle à la navigation. Au XVIIIe siècle, la traversée du golfe et la remontée du Saint-Laurent représentent un défi de taille. À l’époque de la traction à voile, les navires sont totalement tributaires des conditions climatiques. Comme instruments, les navigateurs disposent de la boussole, de l’astrolabe et de cartes marines plus ou moins précises. Pour remonter le

Saint-Laurent, il faut composer avec de nombreux éléments : les vents, les courants, les marées, le brouillard, les glaces au printemps et les rapides, sans compter les multiples obstacles à la navigation tels que les hauts-fonds et les récifs avoisinant les îles. Nombreux sont ceux qui l’apprirent à leurs dépens et périrent corps et biens dans les eaux froides du fleuve géant. Ces îles entourées d’écueils ont fait du fleuve un vaste cimetière marin. Une fois abordées, ces mêmes îles serviront souvent de lieux d’inhumation lors de relais missionnaires. En période de guerre, plusieurs d’entre elles deviendront de véritables îles-pièges. Au XIXe siècle, la Grosse Île connaîtra un destin unique comme lieu de quarantaine. Lîle-cimetière est aujourd’hui consacrée à la mémoire des Irlandais.

La triste réputation du golfe

Dans l’histoire maritime mondiale, le golfe du Saint-Laurent est considéré comme un important lieu de naufrages. Sa triste réputation de cimetière marin est due en grande partie aux îles qui sont situées dans les deux axes de navigation que doivent emprunter les navires se dirigeant vers l’intérieur du continent ou, à l’inverse, vers les ports d’Europe. Au sud, le détroit de Cabot, entre les îles de Terre-Neuve et du Cap-Breton, met sur la route la plus fréquentée par les navigateurs l’île Saint-Paul, l’île du Cap-Breton (Cape North), les îles de la Madeleine, l’île Bonaventure, les rochers de Percé et surtout l’île d’Anticosti, forteresse longue de 222 km et placée dans l’embouchure du Saint-Laurent, un redoutable obstacle à la navigation. Au nord, les navigateurs doivent contourner l’île de Terre-Neuve où, comme l’écrit Jean-Claude Dupont, « la mer l’emporte sur tout élément pour le mystère et la peur » (Hamelin 1983), avant de s’engager dans le détroit de Belle-Isle, dont l’entrée est marquée par l’île du même nom. Le long de la côte labradorienne, puis québécoise, les voyageurs doivent se méfier des îles et archipels rocheux qui parsèment tout le littoral continental, de Blanc- Sablon à Mingan, puis de Sept-Îles à Pointe-des- Monts, sur la rive nord du Saint-Laurent. Bien avant Cartier, les eaux du golfe, riches en plusieurs espèces de poissons et mammifères marins, attiraient déjà un important trafic maritime. Plusieurs vieilles épaves non identifiées, laissées à la Pointe de l’Est de l’archipel madelinot, témoignent, selon Léonard C. Clark, de ce trafic précoce.

L’archipel des îles de la Madeleine, et en particulier la Pointe de l’Est, l’île Brion et les rochers aux Oiseaux seraient d’ailleurs, selon l’auteur, les plus importants lieux de naufrages du golfe, ces derniers dépassant le millier. Ironiquement, les îles de la Madeleine, avec leurs rivages sablonneux, devinrent une terre d’accueil pour de nombreux naufragés. Aujourd’hui, plusieurs insulaires comptent parmi leurs premiers ancêtres d’anciens rescapés de la mer. Mais d’autres îles du golfe présentent des côtes tout à fait inhospitalières.

Ainsi, l’île Saint-Paul, sise à l’entrée du détroit de Cabot, longue de presque 5 km et large de 1,5 km, occasionne, d’après le témoignage du surintendant des pilotes Robert Young, cité par Jean Leclerc, beaucoup de naufrages souvent accompagnés de la perte d’un grand nombre de personnes et les vaisseaux qui étaient poussés contre ses rochers perpendiculaires pouvaient être brisés en pièces en un instant.

Nova Francia. L’Atlantique Nord, les côtes de l’Amérique et l’entrée du Saint-Laurent, tels que se les représentaient les Européens du XVIe siècle. Pour éloigner les baleines géantes de leurs navires, les marins jouent de la trompette et jettent des barriques vides à l’eau. La peur du naufrage et de l’inconnu ont donné naissance à ces monstres, premiers créateurs de cimetières marins du nouveau continent. ([Cornelis Claesz] and Jan van Deutecum. Amsterdam, [vers 1594]. Série de cartes fac-similés de l’ACC. Carte no 127 (ISSN 0827-8024) publiée en 1988 par l’Association des cartothèques et archives cartographiques du Canada, Ottawa

Parmi les îles du golfe où se sont produits des naufrages, Anticosti est la plus redoutée. Les échouements se produisent surtout à marée haute, lorsqu’une mince couche d’eau cache la plateforme rocheuse peu profonde et large parfois de quelques kilomètres, laquelle ceinture presque entièrement le pourtour de l’île. Sur 454 km de rivage, on n’y trouve que deux baies profondes : la baie Ellis et celle du Renard où les navires peuvent s’ancrer. Charlie McCormick, tour à tour garde-chasse, guide touristique et juge de paix à Anticosti, a dressé une liste de 279 naufrages dans les parages de l’île, entre 1736 et 1964. De ce nombre, 250 ont eu lieu au XIXe siècle. Les naufrages de la flotte de Phips en 1690, de la Renommée en 1736 du Granicus en 1828 et du Manchester Trader en 1903 figurent, pour le géographe Louis-Edmond Hamelin, parmi les plus célèbres. Bien souvent, les rescapés qui réussissaient à gagner l’île après s’être échoués étaient voués à une mort certaine, épuisés par la faim et le froid. Dans les annales d’Anticosti, aucun drame ne semble dépasser en horreur celui du Granicus, échoué en novembre 1828 sur un récif près de la baie du Renard. Dans le dépôt construit par le gouvernement pour les naufragés, il n’y avait plus de provisions. De plus, le gardien était absent cette année-là. Le printemps suivant, Basile Giasson, capitaine de goélette, vint s’ancrer dans la baie pour y passer la nuit. Le lendemain, il se rendit au refuge et y découvrit vingt-trois corps mutilés dont plusieurs avaient été livrés à l’anthropophagie. Selon Charlie McCormick, « [la cabane] était dans un désordre indescriptible. Dans la cheminée se trouvaient quelques charbons éteints et deux grandes chaudières suspendues à la crémaillère remplies de jambes et de bras humains […] ». Au mois de juin, deux cadavres furent retrouvés près des lieux du drame. Ils avaient échappé au massacre mais pas à la famine. Aucun survivant ne put raconter ce qui s’était passé. Les nombreux naufrages autour d’Anticosti ont marqué en plusieurs points la toponymie insulaire : Pointe des Morts, Pointe de la Croix, Baie du Naufrage, Pointe au Naufrage.

Marguerite Claire Stephens (1883-1930) a donné instruction pour que ses cendres soient déposées avec sa stèle de bronze au fond du lac qu’elle aimait. Au hasard d’une excursion en canot, le 5 septembre 2000, René Bouchard a photographié et transcrit l’épitaphe dont voici un extrait. (Lac à l’Eau Claire, Saint-Alexis-des-Monts, Mauricie)
SACRED TO THE MEMORY OF MARGUERITE CLAIRE STEPHENS. BORN AUGUST 26, 1883. DIED MARCH 25, 1930. THIS BRONZE MEMORIAL IS PLACED HERE IN ACCORDANCE WITH HER OWN WISHES. HER ASHES REPOSE BENEATH AND THE LINES HEREON WERE CHOSEN BY HER DURING HER LIFETIME.
Épave du navire Elizabeth and Mary retrouvée par le plongeur Marc Tremblay le 24 décembre 1994 à l’anse aux Bouleaux, près de Baie-Trinité sur la Côte-Nord du Saint-Laurent. C’est l’un des trente-deux navires partis de Boston sous le commandement de William Phips pour conquérir Québec en 1690, et l’un des quatre à ne jamais être rentré au port. Photo Peter Waddell, gracieuseté de Parcs Canada.
Anticosti. Cette carte, dont l’auteur demeure inconnu, nous montre les innombrables naufrages survenus sur les côtes de l’île d’Anticosti. Map of the Island of Anticosti in the Gulf of St. Lawrence showing wrecks since 1736 ca 1908? s.n. Centre Géo/Stat, Université Laval

Dans le secteur nord du golfe, d’autres naufrages ont laissé leur empreinte : l’île du Fantôme

(Archipel de Mingan) rappelle le naufrage de la goélette Phantom le 27 octobre 1862, tandis que l’île du Corossol (archipel des Sept Îles) commémore la perte d’un bateau du roi en novembre 1693. Partie de Québec, la flotte de la marine royale, qui comprend douze navires sous la gouverne de Pierre Le Moyne d’Iberville, trans porte à son bord des passagers et de la fourrure. Le mauvais temps et une faible connaissance de la côte expliqueraient l’échoue ment du Corossol. Plusieurs passagers périrent dans cet accident. En 1990, des plongées effectuées près de l’île ont permis de retrouver une dizaine de canons fabriqués, des balles de mousquet et des grenades à main, seuls vestiges du navire. Il s’agirait de l’unique épave française du

XVIIe siècle au Canada, selon l’archéologue Marc-André Bernier 1. Dans le même secteur, le plus célèbre naufrage est sans contredit celui d’une partie de la flotte de Sir Hovenden Walker. Partis de Boston le 30 juillet 1711 avec 7 500 hommes de troupes, les 16 vais seaux de guerre venus prendre Québec approchent lentement des côtes, non loin de l’île aux Œufs. Dans la nuit du 22 août 1711, les navires de guerre évitent de justesse les hauts-fonds, mais les navires de transport, plus difficiles à manœuvrer, se déchirent sur les récifs, projetant à la mer 1 390 hommes, dont 740 soldats et 150 marins. Devant l’ampleur du désastre, Walker abandonne l’expédition et rebrousse chemin vers l’île du Cap-Breton. En 1994, à l’anse aux Bouleaux

(Baie- Trinité), un plongeur trouve des artéfacts qui permettent de mettre au jour l’épave de la barque Elizabeth and Mary. Celle-ci faisait partie de la flotte de l’amiral Sir William Phips qui perdit quatre navires au retour de son siège de Québec en 1690.

L’épave de Phips (1690), celle du Corossol (1693) et celles de la flotte de Walker (1711) sont les plus anciennes connues à ce jour au Québec. Ailleurs au Canada, les plus anciennes épaves sont celles de Red Bay au Labrador et datent du milieu du XVIe siècle.

Au pied du village des Éboulements, à la pointe est de l’île aux Coudres, une statue de la Vierge protège les marins depuis plus d’un demi-siècle. Photo Sylvain Majeau, enr.

PÉRILS DANS L’ESTUAIRE

Comme le golfe du Saint-Laurent, la zone de l’estuaire est un lieu réputé pour les accidents maritimes. Entre Québec et Pointe-des-Monts (rive nord), situés au milieu du fleuve et tous associés à des échouements, s’étalent d’innombrables îles et îlots environnés de nombreux récifs et hauts-fonds sablonneux. Mentionnons le banc de l’île Rouge encerclée sans répit de forts courants, l’île Blanche, l’île aux Lièvres et ses satellites, les îles du Pot à l’Eau-de-Vie, les îles longeant la rive sud du fleuve, l’île du Bic, les Razades, l’île Verte, les archipels des Pèlerins, de Kamouraska, de l’île aux Grues, et enfin la grande île d’Orléans. Au début du XIXe siècle, l’immigration anglaise et le commerce du bois entraînent une augmentation sensible du trafic maritime dans les eaux du Saint-Laurent. C’est ainsi qu’est créée, en 1805, la Maison de la Trinité de Québec, ancêtre de la Garde côtière canadienne. Cet organisme public formé selon le modèle de la Trinity House britannique, prend en charge la réglementation du pilotage sur le Saint-Laurent ainsi que toute l’infra structure de communication liée à la navigation : mise en place de bouées et balises, érection de phares, ancrage de bateaux phares.

 

En 1809, le premier phare du Saint-Laurent est érigé à l’île Verte. Jusqu’en 1830, où entre en opération le phare continental de Pointe-des-Monts, il s’agira du seul feu de navigation entre le golfe et Québec. À l’île d’Anticosti, un premier phare sera établi l’année suivante à la Pointe Sud-Ouest. Souvent équipés de canons et de cornes de brumes, ces phares avertissent les marins de la présence de récifs et de bancs de sable. Malgré cela, la liste des victimes continue de s’allonger. On ne saurait oublier le tragique naufrage de l’Empress of

Ireland, causé par un épais brouillard. Dans la nuit du 29 mai 1914, au large de Sainte-Luce, près de Rimouski, un charbonnier norvégien, le Storstad, éventra à tribord l’Empress of Ireland. Le navire sombra en quatorze minutes, emportant dans les flots 1 012 passagers et membres d’équipage. Le naufrage de l’Empress of Ireland est la plus importante catastrophe maritime qui survint dans les eaux canadiennes, et la seconde en temps de paix après celle du Titanic, arrivée deux ans plus tôt dans l’Atlantique Nord. Le Saint-Laurent, fleuve indomptable et imprévisible, inspire crainte et respect aux marins et voyageurs qui empruntent son cours.

Pour conjurer ses humeurs, ils implorent le ciel. À Saint-Jean-de-l’Île-d’Orléans, ancienne paroisse maritime, on peut voir dans le chœur de l’église un tableau d’Antoine Plamondon montrant la bonne sainte Anne secourant des naufragés au milieu du fleuve déchaîné. À l’île aux Grues, une statue de Notre-Dame de la Garde, surplombant la « haute-ville », veille sur les insulaires.

Québec, Mount Hermon, Le vapeur Montreal coule devant Cap-Rouge le 26 mai 1857, emportant avec lui 194 victimes, dont 179 inhumées au Mount Hermon.
Québec, Mount Hermon, monument aux 1 012 victimes de l’Empress of Ireland qui coula vis-à-vis Rimouski le 29 mai 1914 : la plus grosse tragédie maritime du Saint-Laurent.
Ex-voto de sainte Anne peint en 1856 par Antoine Plamondon pour l’église de Saint-Jean-de-l’Île-d’Orléans

Les Rapides Du Haut-Saint-Laurent

Dans l’archipel de Montréal, les insulaires de l’île Perrot, comme ceux de l’île aux Grues à l’est de Québec, vouent un culte particulier à Notre-Dame de la Garde. Sa statue orne l’église Sainte-Jeanne-de-Chantal, la plus ancienne de l’île. Depuis 1849 et jusqu’au début des années 1960, de grandioses processions ont lieu vers le 20 juin de chaque année dans les rues du village. Le pèlerinage en l’honneur de la sainte a pour but de préserver les nombreux voyageurs et marins des eaux vives encerclant l’archipel. En remontant le Saint-Laurent, les rapides de Lachine (autrefois saut Saint-Louis), sont les premiers à interrompre le fleuve en amont de la mer. Au cours de son troisième voyage au Canada, en 1541, Jacques Cartier fit demi-tour devant ces rapides. Au siècle suivant, soldats, missionnaires, coureurs des bois et explorateurs durent affronter ces eaux écumantes capables d’engloutir hommes, canots et marchandises. Le 10 juin 1611, le jeune Louis qui accompagnait l’expédition de Champlain s’y noya avec un Autochtone. Le corps de ce dernier fut inhumé sur l’île Sainte-Hélène. Dans l’archipel de Montréal, une douzaine d’autres rapides dévalent les nombreux plans d’eau entourant les îles. Celui du Sault au-Récollet, situé sur la rivière des Prairies, rappelle le souvenir du missionnaire Nicolas Viel qui s’y noya en 1625 au retour d’un voyage chez les Hurons. Ce toponyme désigne également l’un des plus anciens villages de l’île de Montréal. Cependant, les plus importants rapides se retrouvent sur le Saint-Laurent supérieur, entre Montréal et Prescott. S’aventurer dans cette partie du fleuve relevait de l’exploit, car c’était s’exposer à de graves dangers. Le 4 septembre 1760, explique Serge Daoust d’après le journal du capitaine Knox, le général Amherst et une armée d’invasion de 11 000 soldats à bord de 822 « batteaux » plats descendent ces rapides en vue de prendre Montréal. À la hauteur de Coteau-du-Lac, environ 84 soldats sont noyés, 64 « batteaux », 17 baleinières, une galère, plusieurs pièces d’ordonnance, des équipements et des provisions sont engloutis. De nombreux ancres, canons, mortiers, boulets, fusils et pièces de navires provenant de ces naufrages ont été récupérés par des plongeurs et Pointe-des-Cascades. Plus tard, ce sont des voyageurs spéciaux, les « cageux », qui y laissent leur vie. Ces hommes téméraires descendent debout sur de grands radeaux attachés les uns aux autres, et appelés pour cela « cages », transportant d’immenses billots de chêne bleu des Grands Lacs jusqu’à Québec. À la hauteur de Saint-Timothée, la traversée devenait terrifiante. Sur 2 km, les cageux devaient franchir des rapides hauts de 12 m. Un vieux cageux aurait écrit, d’après la journaliste Marie-Josée Gagnon : « On n’en revient pas mes amis, un billot y entre et sort de là en allumettes. »

Phare d’entrée du canal Soulanges reliant les lacs Saint-Louis et Saint-François
Le parc des Ancres, situé à Pointe-des-Cascades dans la région ouest de Montréal, à la rencontre du fleuve Saint-Laurent et de la rivière des Outaouais, a été mis sur pied en 1974 par des amateurs de plongée sous-marine et d’histoire. Parmi eux, Jean-Pierre Poirier, plongeur, et Pierre Clément, archiviste. Il compte environ quatre-vingts ancres retrouvées sous les rapides entre les lacs Saint-Louis et Saint-François. Les plus anciennes datent du XVIIIe siècle.
Non loin du parc des Ancres, le cimetière marin de Pointe-des-Cascades

Encore aujourd’hui, de nombreux billots reposent intacts au fond du fleuve. En mémoire des voyageurs et cageux qui périrent dans les rapides, un obélisque se dresse au parc des Ancres. Il a été sculpté à même une pièce de chêne trouvée au fond des rapides du Haut-Saint-Laurent.

DES MISSIONS APOSTOLIQUES AUX RAIDS MEURTRIERS

Si les eaux du Saint-Laurent ont été le tombeau de plusieurs voyageurs en raison des nombreux obstacles – dont les îles – qui s’y trouvent, ces mêmes îles, une fois abordées, offraient souvent de bons refuges contre le mauvais temps et servaient de lieu de halte et même de terre d’inhumation. Le Mouillage des Français, situé du côté nord de l’île aux Coudres, est une anse naturelle qui offre un bon abri dans un passage parcouru de forts courants. C’est là que, le 6 septembre 1535, Jacques Cartier fit ancrer ses trois vaisseaux et que le lendemain fut célébré la première messe en sol canadien. Cartier revint au même endroit l’année suivante. Sur cette grève, on aurait inhumé les Français décédés pendant le voyage. Au fond du Mouillage, une croix a été dressée pour signaler l’emplacement du Cimetière des Français où, en 1946, des ossements humains ont été découverts.

Selon Jean Des Gagniers, un autre terrain plus à l’ouest aurait également été affecté à cet usage. Au XVIIe siècle, les îles du Saint-Laurent sont utilisées comme terre de mission par les Jésuites. Lors de son vicariat au Canada, le père Paul Lejeune instaure la mission volante qui oblige le prêtre à adopter le mode de vie des Amérindiens et à les suivre dans leurs déplacements. Les groupes nomades chasseurs-cueilleurs établissent des campements de courte durée dans les îles. À l’île aux Basques, dans l’estuaire du Saint-Laurent, le père Nouvel séjourne deux semaines en mars 1664 avec un groupe de Montagnais et de Papinachois.

Ils y dressent une chapelle de fortune et plantent devant l’entrée une grande croix. Le missionnaire célèbre les funérailles d’une petite fille amérindienne dont le corps est enseveli dans la chapelle.

Le lieu où l’on croit qu’elle a été ensevelie se nomme maintenant la Butte à l’Indienne. En aval de Trois-Rivières, l’île Bigot (aujourd’hui Valdor) est une autre petite île utilisée pour le culte. Les missionnaires y abordent et y dressent leur autel portatif tandis que les fidèles des alentours s’y rendent en canot. Le chanoine Prosper Cloutier note, dans son Histoire de la paroisse de Champlain, que monseigneur de Laval y a confirmé, que de nombreux enfants y ont été baptisés, des mariages solennisés et beaucoup de gens enterrés. Si les morts peuvent reposer en paix dans leur sépulture insulaire, ceux qui campent ou résident sur les îles ne sont pas toujours en sécurité. Avant 1700, plusieurs colons sont déjà établis sur les grandes îles comme Montréal, Jésus et Orléans. Mais les guerres que livrent les Amérindiens entre eux ou contre les Blancs font des îles le terrain idéal pour les attaques-surprises. Ainsi les îles deviennent des lieux de massacres. Parmi les raids les plus meurtriers qui se sont déroulés sur des îles, mentionnons celui de l’île aux Basques où, en 1533, un campement formé de 200 Iroquoiens fut surpris en pleine nuit par leurs ennemis, les Micmacs. Cinq seulement en réchappèrent. Celui également de l’île d’Orléans où, le matin du 20 mai 1656, 71 Hurons périrent sous la main des Agniers. Fuyant leurs prédateurs, les Hurons avaient trouvé refuge sur les terres de la pointe ouest de l’île. Enfin, dans la nuit du 4 au 5 août 1689 et le lendemain, le 6, le massacre de Lachine, sur l’île de Montréal, fit plus de 40 victimes dont 24 Français et plusieurs alliés amérindiens.

 

L’ÎLE DE LA QUARANTAINE : GROSSE ÎLE

Parmi les îles du Saint-Laurent ayant connu un destin tragique, la Grosse Île occupe une place particulière. Entre 1815 et 1941, plus de quatre millions et demi d’immigrants, dont plusieurs sont atteints de maladies contagieuses comme le choléra et le typhus, vont remonter l’estuaire vers Québec, alors porte d’entrée de l’Amérique. En 1815, une épidémie de choléra est imminente. Le 25 février, le gouvernement désigne quatre stations de quarantaine maritime au Canada : William Head, sur l’île de Vancouver, l’île Lawlor, près de Halifax, l’île Partrige au Nouveau- Brunswick et la Grosse Île, située à 34 km à l’est du port de Québec. Cette île d’environ 2,5 km de long sur 0,9 de large, sise au milieu du Saint-Laurent, est la plus élevée de l’archipel de l’île aux Grues qui en compte une vingtaine. Elle deviendra, de 1832 à 1937, la station principale de quarantaine au Canada. Grosse Île fut la dernière escale pour des milliers d’immigrants, surtout irlandais, qui y accostèrent, morts ou vivants.

Entre le 14 mai et le 1er novembre 1847, année de la Grande Famine en Irlande, quelque 400 bateaux défilèrent dans le passage de la Quarantaine en un lugubre cortège. Après un temps de traversée de 45 jours en moyenne, les voyageurs arrivent entassés dans des navires où les conditions sanitaires sont très inadéquates. Plusieurs sont complètement démunis, malades, voire mourants.

On estime qu’il y a à Grosse Île 5 424 sépultures – nombre inscrit sur le monument commémoratif aux médecins comme le maximum possible en 1847. Les inhumations ont été faites dans les trois cimetières qui logent dans l’île, dont le principal, celui des Irlandais, situé dans la péninsule sud-ouest.

Malgré l’urgence de la situation, selon André Charbonneau et André Sévigny, les dépouilles ont été inhumées avec respect et dignité par des missionnaires dans des cercueils de bois disposés dans des fosses communes alignées dans l’axe nord-sud de l’île. Outre les cimetières, une centaine de bâtiments servant à accueillir, à soigner ou à désinfecter les malades, subsistent encore. En raison de l’intérêt des lieux, la Grosse Île a été classée lieu historique national en 1984.

Nous venons d’évoquer quelques-uns des rendez-vous avec la mort qui ont eu pour théâtre le Saint-Laurent et ses îles. Il y en eut plusieurs autres qui pourraient faire du Saint-Laurent et de ses îles l’un des premiers et grands, sinon le premier et le plus grand cimetière d’Amérique du Nord. Qu’ils soient marins ou insulaires, les cimetières laurentiens, ces lieux de mémoire collective, nous rappellent avant tout notre affiliation historique avec le grand fleuve. Si les cimetières sont des lieux fondateurs d’établissements humains, faut-il s’étonner de trouver aujourd’hui enracinés sur ses rives environ 60 % des Québécois, dont plus de la moitié dans les îles, notamment son grand archipel, Montréal ?

Grosse Île. Le cimetière de l’Est, l’un des trois cimetières de l’île, a été ouvert en 1847-1848 et on y a fait des inhumations jusqu’en 1880. Les croix de fer datent de 1914. Photo Sylvain Majeau, enr.
Grosse Île. La croix celtique, située à l’ouest de l’île, a été érigée en 1909 pour rappeler le drame des immigrants irlandais morts du typhus en 1847-1848. Photo Sylvain Majeau, enr.
Saint-François-de-l ’ile d’Orleans

En images

Petite-Rivière-Saint-François, un village de navigateurs sur goélettes
Saint-Michel-de-Bellechasse
Sainte-Luce
Newport
Parc Forillon : cimetière de l’anse Saint-Georges
L’Anse-au-Griffon
Cap-d’Espoir (Percé), cimetière anglican Saint-James
Saint-Jean-de-l’Île-d’Orléans, une ancienne pépinière de pilotes du Saint-Laurent
Caplan
Cloridorme
Madeleine-Centre, Sainte-Madeleine-de-la-Rivière-Madeleine
Saint-Maurice-de-l’Échourie
Grande-Vallée
Saint-Georges-de-Malbaie (Percé)
Percé, Photo Sylvain Majeau, enr.

Note (1)

Ce texte fait partie d’une série d’articles de notre grand dossier « Cimetières, patrimoine pour les vivants » tiré du livre du même titre par Jean Simard et François Brault publié en 2008.

Note (2)

Ce texte est extrait de la thèse de doctorat de l’auteure publiée en 2003 aux Éditions du Septentrion sous le titre À la découverte des îles du Saint-Laurent : de Cataracoui à Anticosti.

  1. Communication téléphonique avec Marc-André Bernier le 11 juillet 2006.

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