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L’objet funéraire et son langage

Quatrième partie

Thérèse Labbé

Historienne et recherchiste

L’ange de la mort : un compagnon de route

La figure de l’ange est de loin la plus représentative de la statuaire funéraire au Québec.

Elle surpasse la pleureuse, même si celle-ci domine la sculpture profane. L’angélologie chrétienne remonte au IVe siècle, mais c’est au XVIe siècle que la dévotion aux anges connut son plein épanouissement. Elle fut d’ailleurs consacrée par la papauté quelque cent ans plus tard (Mâle : 302), et perdura enfin jusqu’au XXe siècle. Constamment, l’Église invite le chrétien à se laisser guider par les anges gardiens tout au long de la vie et même après la mort. Dans le but d’alimenter le culte voué à ces messagers célestes, « elle a institué des fêtes en leur honneur; elle les a introduits dans les Litanies majeures et dans la messe; elle a approuvé spécialement et indulgencié certaines prières comme l’Angele Dei, qu’on leur adresse; elle a suscité des poètes pour les glorifier et les chanter; des artistes pour représenter les envoyés de Dieu chargés d’une mission sacrée, les protecteurs des hommes » (Dictionnaire de spiritualité ascétique et mystique : 623). L’ange funéraire accompagne le défunt en attente de la résurrection. C’est le gardien, celui qui conduira l’âme du défunt au Paradis. Avec ce motif du voyage de l’âme, l’idée de la mort se substitue à une invitation dans l’au-delà. À l’ins tar des autres thèmes sacrés, l’ange s’inscrit dans une perspective axée sur la quête du salut. Regroupant une quinzaine de prototypes, il emprunte certaines images de l’iconographie chrétienne traditionnelle ou fixe des modèles reliés à la thématique de la mort.

La dénomination des anges au service de Dieu correspond à une fonction spécifique, tel l’archange de l’Annonciation, déjà cité, ou celui personnifiant le chef victorieux des armées célestes exécutant la justice divine, tel ce Saint Michel terrassant le dragon ciselé sur la stèle de Michel Rossano, au cimetière de la paroisse Notre-Dame-de-Foy. Ici, deux antagonistes se confrontent, illustrant la lutte entre le bien et le mal, la victoire du Christ sur la mort, réminiscence de l’angélologie romane reproduisant le thème des deux voies : celle de la lumière et celle des ténèbres (Stapert : 261). Ces archétypes sont accidentels dans l’art funéraire puisqu’on favorise, d’abord et avant tout, la représentation des bons anges. L’Ange à la trompette (ou du Jugement dernier) se trouvant naguère près de l’entrée des cimetières, joue également le rôle de justicier, mais plutôt en faveur de la gratification éternelle.

Les sépultures familiales n’en offrent que de rares exemples, dont celle du marchand Zéphirin Paquet au cimetière Saint-Charles. Là, il pointe le ciel de la main droite pour annoncer le message de la Rédemption et tient sa trompette abaissée en attente du Jugement dernier. Un monument singulier, celui de la famille Parisi au cimetière Saint-Michel à Sherbrooke, présente un ange féminin chaussé de sandales assis sur un socle sous une arche, dans une attitude de réflexion. Quant au vitrail du mausolée d’Alexandre Chauveau au Belmont, il présente un ange en action soufflant vivement dans son instrument.

: L’ange est de loin la figure la plus représentative de la statuaire funéraire. Il accompagne le défunt en attente de la Résurrection; il en est le gardien, celui qui conduira l’âme au Paradis. Il a inspiré les poètes pour se faire glorifier et chanter, les artistes pour se faire représenter à titre d’envoyé de Dieu pour protéger les hommes.

Cet ange du cimetière Notre-Dame-des-Neiges de Montréal (ci-contre) annonce le Jugement dernier avec sa trompette de la mort. Les monuments aux morts à la guerre situés en façade de l’hôtel de ville de Westmount (œuvre de McCarthy, en haut à gauche) et sous le dôme de la gare Windsor (œuvre de George William Hill, en haut à droite) à Montréal semblent lui faire écho.
Montréal, Notre-Dame-des-Neiges
Montréal, Notre-Dame-des-Neiges
Montréal, Notre-Dame-des-Neiges
Les Éboulements

En fait, les anges anonymes sont de loin les plus fréquents au cimetière et même s’ils sont avant tout aux services des humains, ils n’en demeurent pas moins des messagers divins. Ici, l’éventail des variantes se prête à l’interprétation. Pour les tombes juvéniles, on utilise fréquemment l’image d’un putto, dont les modèles se réfèrent aux génies antiques ou aux putti de la Renaissance et de l’âge baroque. Cette tradition « remonte à l’antiquité romaine, sans qu’on sache précisément si ces Éros funéraires personnifiaient l’âme, traduisaient le regret d’une existence perdue ou la tristesse que cause la disparition d’un être aimé » (De Tervarent : 24). À ce groupe, se rattache la tête ailée, telle que vue au haut de la stèle de la famille de John et Mary Walter, au cimetière St. Matthews de Québec, et elle est rarement conçue avec des traits d’adulte, à l’exception du monument de la famille de Charles Gédéon Beaulieu au cimetière de Lévis-Lauzon. Cette image d’origine médiévale ornant les headstones provient «de la scène religieuse des tableaux funéraires muraux » (Ariès 1983 : 79). De fait, le putto, forme d’idéalisation de l’enfant perçu comme « un ange au ciel », fut récupéré pour les sépultures familiales, rejoignant la symbolique conventionnelle de l’ange adulte en jeune éphèbe ailé, vestige de l’héritage gréco-romain.

Nouvelle
Masson
Québec, cimetière Saint-Charles, l’Ange du silence

Certains types se retrouvent tantôt chez l’angelot, tantôt chez l’ange adulte. L’Ange priant (ou ange adorateur), agenouillé ou debout, joint les mains en attitude de prière et dirige son regard rarement vers le ciel mais plutôt sur le tombeau, comme au cimetière de Saint-Nicolas où, protégé par un temple-baldaquin, il assure la veille de la famille de Samuel Ragot de Beaurivage. Tout aussi fréquent, l’Ange aux fleurs tient dans sa main gauche un lys, des roses ou des pensées et offre une fleur de sa main droite. Cette intrusion du règne végétal, relié au rite du renouvellement, vient renchérir la symbolique de la pureté et de l’immortalité. D’ailleurs, depuis l’Antiquité, ce concept de régénération sous-tend le rituel de déposer des roses sur les tombes en tant que manifestation d’amour et de renaissance mystique (Chevalier et Gheerbrant : 823). Parmi ce groupe, signalons celui sculpté en relief et superposé à une croix sur la stèle en marbre du colonel Tancrède Rinfret au Belmont, conçu dans un style Art déco. Lorsqu’il s’agit de l’Ange à la croix (ou ange du calvaire), le putto tient la plupart du temps une couronne, motif traditionnel symbolisant la victoire et la promesse d’une vie éternelle, et l’ange adulte pointe le ciel de la main droite évoquant le Jugement dernier, comme celui coiffant le prestigieux monument de l’Honorable Simon-Napoléon Parent au cimetière Saint-Charles (section Saint-Sauveur). Posé sur une sphère surhaussant une colonne architecturée, il se distingue également avec son étoile au front et la croix ornée d’épines qu’il tient dans la main gauche. D’autres modèles se rapprochent davantage d’une Madeleine pénitente.

Tantôt debout, il s’accoude sur un des bras de la croix ou il pose un phylactère autour de la croix, symbole des Saintes Écritures portant un message de foi. Tantôt assis sur un socle ou sur un rocher, il entoure de son bras gauche le corps de la croix et affiche une attitude de tristesse, tel qu’au monument de la famille Morgan, au cimetière de Trois-Rivières, dû au sculpteur italien Martino Barsanti. L’Ange à la palme, souvent en adulte, évoque, par son attribut, la victoire, l’ascension et l’immortalité de l’âme (Chevalier et Gheerbrant : 724). Celui sculpté dans le bronze par Émile Brunet (vers 1942) sur la stèle de l’Honorable George Parent se distingue majestueusement par sa taille et sa facture. Ce relief s’inscrit dans une composition verticale tripartite ponctuée par la palme, le drapé fouillé et les ailes. Il porte un nimbe, tout comme celui dû au même sculpteur (vers 1943) et figurant à genoux en adoration au pied d’une croix grecque et déposant la palme sur la sépulture d’Adèle Vallerand, épouse de E.E. Lemieux, au cimetière de Lévis-Lauzon. Quant à l’Ange pleureur, il constitue une transposition sacrée du thème de la pleureuse et, au monument de Joseph Aubut, au cimetière Saint-Charles, assis sur la tête du pilier, il dissimule ses larmes et tient dans sa main droite une couronne affichant le mot « REGRETS ». Habituellement, cet ange s’accoude sur un socle ou une croix et tient une couronne à la main. En relief sur la partie haute des stèles, l’Ange à la tombe déposant des fleurs sur la sépulture recrée un microcosme du cimetière. Enfin, l’Ange de l’espérance tient une ancre dans sa main gauche et pointe le ciel de sa main droite présageant la Rédemption. Celui surmontant la monumentale colonne de granit au lot du marchand Irénée Abel Fortin circonscrit d’un muret concentrique, au cimetière Saint-Charles, pose un regard de compassion. Plus loin, un ange unique démuni de ses ailes coiffe le monument de la famille de Louis Gauthier et il porte une étoile au front, source de lumière évoquant les mystères du sommeil et de la nuit (Chevalier et Gheerbrant : 421). En fait, les représentations d’anges ailés sur – viennent seulement au début du Ve siècle (Stapert : 252). En général, il s’agit d’anges masculins ou androgynes, mais toujours au cimetière Saint- Charles, au monument de Vilbon Garant, l’Ange du silence (qui portait jadis l’index à la bouche), debout près d’une grande croix celtique au sol, veille au respect du sommeil des défunts (ci-contre). Rappelant une victoire ailée, il ne laisse aucun doute en ce qui a trait à sa féminisation. C’est le cas aussi pour l’Ange au trône d’Aielio Santo au monument d’Antonio Stinaletti, au cimetière Notre-Dame-des-Neiges, tenant un sablier, symbole de « la vie qui passe… », message transcrit littéralement sur le piédestal.

Ces personnages sacrés s’effacent devant la divinité Éros venant au rendez-vous avec Thanatos, dieu de la Mort.

La femme : un idéal éternel

Dans la cité des morts, les représentations de la femme font surtout l’objet d’interprétations symboliques. Au sud-ouest du cimetière Belmont, sur l’avenue Saint-Alfred, au lot appartenant à J.-Adrien Lamarche, la silhouette d’une sirène dormante se dégage d’un bloc laissé en partie à l’état brut. À la fois terrestre et céleste, cette figure éthérée, immobile mais combien vivante, rejoint les préceptes antagonistes du yin et du yang. Rappelant une Ariane endormie, elle personnifie le sommeil du Juste. Lieu et finalité obligent, car elle fut créée à l’occasion d’une mort pour mieux transcender le non-sens de cette mort. Louise Bourbeau l’a façonnée en 1966 pour sa sœur Suzanne, dont l’époux était décédé en 1964. Dans ce contexte, cette sculpture en serpentinite de facture tout à fait originale, se charge aisément de la symbolique de la pierre reliée à l’esprit. L’artiste a voulu exprimer « un état de béatitude et d’illumination dans cette interprétation métaphorique de l’âme en contemplation sereine devant l’Éternel » (Bourbeau : 5).

Souvent la défunte emprunte les traits d’une allégorie du Printemps, déesse vêtue à l’antique portant une couronne de roses ou offrant les fleurs du souvenir, comme au monument de J.-B.-E. Letellier de Saint-Just, où elle atteint 6mètres avec le pilier. Au-dessus de l’imposant édicule de la famille de Philippe Huot, dont les faces aveugles portent mains unies et torches renversées – symboles païens hérités de l’Antiquité et évoquant la mort – (Thierry : 100), un per son nage allégorique pointe son index au ciel dans un geste d’éloquence ou de prédication, vraisemblablement une Sybille, dont la dualité symbolique oscille entre le sacré et le profane. Cette prophétesse se ferait « l’écho des oracles, l’instrument de la révélation » (Chevalier et Gheerbrant : 882). Puisqu’il s’agit du tombeau d’un notaire, le livre qu’elle tient à la main en tant qu’attribut de la Justice, se détourne des crédos conventionnels tels la balance, l’épée ou le bandeau aux yeux. Dans ce groupe, certains sujets connotent des valeurs pieuses, comme les personnifications de l’Espérance, déesse tenant une ancre, aux lots de James Piddington et de William Duthie Baxter Janes, au Mount Hermon.

Québec, cimetière Belmont, pilier surmonté d’une figure allégorique dédiée à J.-B.-E. Letellier de Saint-Just
Québec, Mount Hermon, l’Espérance
Québec, cimetière Saint-Charles, pleureuse de Jean-Baptiste Côté, vers 1900. Œuvre originale photographiée avant son remplacement par une reproduction en 1985

La valeur christologique encore ambiguë de certaines allégories s’efface devant le thème de la pleureuse, de loin le plus fréquent dans la sculpture funéraire profane au Québec. La fonction symbolique se dévie puisque l’investissement sur l’au-delà fait place ici à l’éclairage anthropologique. En effet, dans cette figuration réside un élément réaliste lié à une tradition funéraire préchrétienne : le planctus ou expression du deuil, dont les appellations varièrent au cours des siècles en passant du lamentatio ou com plainte, à la déploration ou élégie. On connaît l’importance du rituel des lamentations dans les civilisations méditerranéennes qui per durent encore aujourd’hui. « Ces chants de poésie de la mort ont des racines profondes, issues des rites funéraires antiques […]. C’est une réaction si communément répandue au travers de conceptions religieuses différentes qu’elle semble tenir plus à une réaction instinctive qu’à une institution. Dans la femme qui pleure resurgit la mère » (Georges : 124). Chez nous aussi, cette pratique s’ajoutait au spectacle de la mort et elle perdura dans certaines régions jus – qu’au milieu du XXe siècle. En outre, la veuve se devait de porter sa « pleureuse », un grand voile noir fixé au chapeau et qui couvrait le visage.

Pleureuses du cimetière Notre-Dame-des-Neiges de Montréal (cette page et les cinq pages suivantes) : appuyées, suspendues, accoudées, mais aussi stoïques, pensantes, agenouillées ou même effondrées, toujours belles dans leur tristesse immense.

La pleureuse au visage voilé qui s’agenouille près d’un sarcophage drapé d’un linceul tire ses origines de la sculpture funéraire attique.

Ce personnage éploré remonte à l’Antiquité et l’iconographie égyptienne (Livre des morts : 32) fut laissée pour compte au profit de l’imagerie gréco-romaine, inspirant au cours des siècles un grand nombre de sculpteurs. Il suffit, à lui seul, d’évoquer le célèbre sarcophage des pleureuses (v. 350 av. J.-C.) de la nécropole de Sidon, aujourd’hui conservé au Musée d’Istanbul (Panofsky : 30, fig. 49). La pleureuse sculptée en bas-relief ou en ronde-bosse apparaît voilée et vêtue à l’antique, debout, tête appuyée sur sa main droite accoudée sur un pilier drapé, comme au cimetière Saint-Charles de Québec, sur le lot du manufacturier V.-A. Émond. Cette sculpture en bois, exécutée par Jean-Baptiste Côté vers 1900 et conservée depuis 1985 au Musée national des beaux-arts du Québec, fut remplacée par un moulage en fibre de verre. Ce sculpteur réalisa d’ailleurs un modèle similaire pour la famille de René Cloutier au cimetière de Charlesbourg. Obéissant à cette configuration, l’Écossais David Penman signe une Désolation en marbre qu’il sculpta en 1842 pour la famille de John Strang au cimetière Mount Hermon. Certains modèles s’éloignent toutefois de ce prototype. Au cimetière Saint-Michel à Sherbrooke, une magistrale pleureuse en bronze considérée à juste titre comme l’une des plus importantes sculptures funéraires exécutées par le sculpteur de renom Henri Hébert, fut érigée sur le monument de la famille de Joseph Charest en 1922-1923. Elle s’agenouille près d’un sarcophage drapé d’un linceul et se voile le visage, une tradition remontant à la sculpture funéraire attique (Brooke : 131).

L’expression de la douleur atteint ici son paroxysme. Un grand nombre de pleureuses rythment l’image du cimetière Notre-Dame-des-Neiges à Montréal. L’émouvante jeune femme coulée dans le bronze, en mémoire de Pamela Primeau, épouse de Jean-Baptiste Thibeault, se distingue par sa facture. Elle nous révèle toute sa sensualité, comme c’est le cas avec le monument de l’artiste peintre Gérard Gosselin où, cette fois, la jeune muse conçue par Sebastiano Aiello, s’agenouille et fond en larmes. Sur le cénotaphe en marbre de la famille de Nicodemo Cotroni, celle qui pleure embrasse le front de sa compagne endormie, magnifiant l’expression romantique de la mort. Cette touchante Désolation s’ajoute aux multiples exemples exécutés par les sculpteurs mont réa lais d’origine italienne. Au cimetière de Neuville, devant le mausolée de la famille de Camilien-Joseph Lockwell, une imposante figuration intitulée La Douleur s’avère sans contredit le point focal du site. Drapée et agenouillée, elle voile son visage avec sa main gauche et tient une couronne de roses dans sa main droite. Comme c’était fréquent à l’époque, ce modèle choisi sur catalogue fut exécuté dans des ateliers italiens ou dans l’une de leurs succursales canadiennes ou américaines. On le retrouve dans d’autres nécropoles nordaméricaines, à l’instar des nombreuses sculptures religieuses ou profanes sculptées dans le marbre. « Dès le début du XIXe siècle, on fit venir à Barry au Vermont […] des Italiens pour former des sculpteurs sur pierre. La tradition s’est continuée jusqu’à nos jours » (Simard 1989 : 223). Au cimetière Belmont, au monument de la famille de Valère Côté, la pleureuse agenouillée appuie sa tête sur son bras droit accoudé sur un genou et tient avec sa main gauche une couronne de fleurs. Au nord-est, sur une stèle érigée dans la section C des fosses à part, un bas-relief unique montre une femme à genoux près d’une bière. Elle sèche ses larmes et se juxtapose aux motifs de la palme et de la croix symbolisant l’immortalité et la Rédemption. Sur les compositions sculptées en bas-relief au haut des stèles, souvent la pleureuse s’accoude sur une pierre tombale et telle que pour l’ange pleureur, elle reconstitue un microcosme du cimetière. Sur les plus anciennes, un saule-pleureur, signe de régénération, domine le paysage. La morphologie de l’arbre associé à la mort sied aisément à l’esprit victorien du XIXe siècle, époque où la pleureuse fut d’ailleurs l’objet de diverses expressions artistiques. Dans le but de personnaliser le culte de la mémoire, des mourning pictures ornaient, entre autres, des lithographies, des costumes, des broderies, des bijoux et des cartes mortuaires affichant parfois une citation mystique : « Elle est partie de ce monde pour aller en celui qui est le plus désirable de tous. » Ces objets « jouent l’un des rôles du tombeau, le rôle de memorial : une sorte de petit tombeau portatif, adapté à la mobilité américaine » (Ariès 1975 : 59). Enfin, une pleureuse complétait, à l’occasion, la décoration de certains corbillards.

Projection métaphorique du deuil et de l’affliction, elle permet de fixer le temps et ainsi, le dialogue avec l’être aimé peut s’éterniser. Cette vision horizontale, où vivants et défunts coexistent sur le même plan, s’oppose à la perspective escha to logique préconisant la vision verticale (Vovelle 1983 : 50).

Par ailleurs, quand il s’agit de la femme, les portraits rendus avec fidélité ne sont pas légion. Au Belmont, dans la section C des fosses à part, un buste signé R. Gilbert fut sculpté dans la pierre sur la stèle de Lucienne Gauvin, épouse de Stanislas Gilbert et, sur la stèle de Paul Genest, sur l’avenue Notre-Dame, s’insère dans un médaillon en marbre le portrait présumé de son épouse.

Montréal, Notre-Dame-des-Neiges. Avec l’arrivée des nouveaux cimetières-jardins, ce qui compte désormais est de laisser une trace : le cimetière devient instrument de diffusion des nouvelles valeurs bourgeoises.
Montréal, Notre-Dame-des-Neiges. Avec l’arrivée des nouveaux cimetières-jardins, ce qui compte désormais est de laisser une trace : le cimetière devient instrument de diffusion des nouvelles valeurs bourgeoises.
Québec, cimetière Belmont, buste de R. Gilbert pour Lucienne Gauvin, épouse de Stanislas Gilbert

L’homme : un héros par-delà la mort

Si la femme est rarement portraiturée, nous retrouvons fréquemment l’effigie réaliste du défunt logée dans la section supérieure de la pierre sépulcrale. Cette forme d’expression correspond à une forme d’héroïsation, encore qu’elle n’ait pas atteint l’ampleur de la statuomanie, caractéristique des monuments commémoratifs érigés sur les places publiques de la cité des vivants.

Québec, cimetière Belmont, monument funéraire du premier ministre Félix-Gabriel Marchand, avec médaillon sculpté par Louis-Philippe Hébert en 1905

Sur le prestigieux monument de l’architecte Georges-Émile Tanguay, le portrait du défunt, exécuté par Émile Brunet, se détache sur un médaillon en bronze encastré en dessous du motif de la croix et aucune épitaphe n’identifie son statut professionnel, comme c’est le cas pour l’orfèvre Cyrille Duquet et le musicien Joseph Vézina, dont l’effigie fut immortalisée dans le bronze par Georges Henri Duquet. Le portrait des deux premiers se jouxte à la palme, symbole conventionnel de victoire, d’ascension et d’immortalité et celui de Joseph Vézina est flanqué, de part et d’autre, du motif d’une lyre en relief. Enfin, Sylvia Daoust exécuta le portrait en médaillon du médecin Arthur Rousseau fixé au haut d’une stèle cruciforme. Quant à celui de Félix-Gabriel Marchand réalisé en 1905, il est signé de la main de [Louis] Philippe Hébert, père d’Henri, illustres sculpteurs de Montréal et auteurs d’un grand nombre de monuments, entre autres, au cimetière Notre-Dame-des-Neiges. La désignation par le statut professionnel s’ajoute ici pour sa plus grande gloire : il fut « Premier ministre du Québec de 1897-1900 ». Ce portrait moral se complète par l’étalement de vertus condensé dans une inscription latine : « Vir probus » [Homme honnête]. De plus, une colonne superposée à des lierres appuie la symbolique du souvenir. Enfin, un autre monument mérite d’être signalé, celui de Poly carpe Moreau, au cimetière d’Hébertville-Station au Lac-Saint-Jean-Est, qui s’est sculpté lui-même dans le granit tenant son instrument de tailleur de pierre dans la main droite et son paquet de tabac préféré dans l’autre (Genest : 363 / Simard 1989 : 225). Cette œuvre exceptionnelle impressionne par sa facture fouillée et son rendu des plus réalistes.

 

Note (1)

Ce texte fait partie d’une série d’articles de notre grand dossier « Cimetières, patrimoine pour les vivants » tiré du livre du même titre par Jean Simard et François Brault publié en 2008.

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