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MOURRIR DANS LA TRADITION

3ièm partie – La chapelle funéraire et autres privilèges & Le cimetière en plein air

Serge Gagnon

Historien, professeur et chercheur

La chapelle funéraire et autres privilèges

C’est avec beaucoup de précautions que l’évêque autorise l’inhumation dans une chapelle funéraire de quelque richissime chrétien.

En 1790, à la mort de Simon Sanguinet, grand bourgeois de Montréal, l’instance religieuse est saisie d’une exigence testamentaire hors du commun. Seigneur de La Salle, notaire et avocat, le disparu laisse une grosse fortune. De pompeuses notices nécro logiques annoncent sa mort dans les journaux de la ville. Sans descendance, Sanguinet destinait son avoir à la création d’une université. Pour les pauvres de sa seigneurie, le testateur ordonne la distribution annuelle de 200 minots de blé. Cette dernière disposition est assortie d’une condition jugée embarrassante par l’évêque : autoriser la construction d’une chapelle où il sera inhumé. Mgr Hubert y consent « de crainte que par la suite on se prévalût de mon refus pour frustrer les pauvres de l’aumône à eux promise ». L’évêque motive ses réticences ainsi :

1° Il serait à craindre que les particuliers à l’exemple de celui-ci ne se missent sur le pied d’avoir de tels sépulcres de côté et d’autre, tandis qu’il y a des églises et des cimetières destinés à la sépulture commune de tous les fidèles.

2° Une chapelle construite en campagne, loin de l’église paroissiale, peut devenir pour des gens ignorants une raison de ne point assister à l’office de la paroisse, sous prétexte qu’ils iraient faire leur prière à cette chapelle.

3° Dans un diocèse où les prêtres sont en aussi petit nombre que dans celui-ci, on doit éviter soigneusement de multiplier les charges.

Ces considérations précèdent l’octroi d’un droit de chapelle funéraire assorti de nombreuses restrictions : l’édicule projeté devra avoir une superficie d’au moins 150 pieds carrés. Il recevra la bénédiction qu’on donne aux tombeaux. Aucun censitaire ne doit être corvéable pour la construction. Les frais d’entretien seront exclusivement imputés à la succession. Le corps d Sanguinet doit être inhumé au centre de la chapelle et non dans l’autel. Point d’ornementation dans ce lieu réservé au culte du défunt, « sauf ce qui est précisément nécessaire pour la célébration de la messe […] un crucifix et deux chandeliers ». La porte de la chapelle sera fermée à clé : celle-ci sera déposée soit chez le curé de Saint-Constant, soit chez celui de Saint-Philippe-de-Laprairie. Le 1er mai, le pasteur de l’une ou l’autre paroisse « sera prié d’acquitter cette charge » sans obligation de sa part. La messe annuelle sera célébrée sans chant, ni aucune solennité. Si le premier jour de mai s’avère un dimanche, il faudra reporter la cérémonie au lendemain. Aucune confession, aucune instruction en ce lieu. Si l’une ou l’autre des conditions énumérées n’est pas remplie, l’évêque supprimera la permission d’y célébrer une messe annuelle. À l’exécuteur testamentaire l’évêque justifie ainsi sa sévérité : « il existe encore dans une paroisse du gouvernement de Québec [à Saint-Thomas de Montmagny] des ruines d’une semblable chapelle qui était devenue pour les peuples une occasion de superstitions et de désordres si scandaleux qu’il a falIu faire murer la porte de la chapelle et en interdire la fréquentation sous peine de censures ». La question des inhumations en zone privée resurgit au début des années 1810. Une famille qu’on dit n’être pas composée «de personnes extraordinairement élevées dans la société » réclame un cimetière. L’évêque consulte l’un de ses conseillers les plus autorisés, le supérieur des sulpiciens; le vicaire général de Montréal estime la requête irrecevable. Appuyé de nombreuses références aux spécialistes du rite et du droit canon, le refus est péremptoire : il existe « deux sortes de lieux de sépulture, savoir les cimetières communs et les églises […]. On ne voit nulle part des cimetières domestiques » autorisés par l’instance religieuse. Pareille concession aux pressions des laïques « serait une innovation inouïe dans ce diocèse : inouïe dans les églises d’Europe, au moins n’en ai [-je] jamais connu de ce genre; d’autant plus inouïe que chacun en demandant autant, ce serait un renversement entier d’un point de discipline ».

 

Marcel Coulombe, curé de Saint-Roch-des-Aulnaies, présentant les vêtements (amict, aube, cordon, chasuble et chape cousus de fils d’or et d’argent) et accessoires (étole, manipule, bourse, corporal, palle, calice, voile de calice) de la messe des morts.

La requête à l’évêque invoque l’humidité du cimetière paroissial. Raison de plus pour opposer une fin de non-recevoir : plutôt « interdire le cimetière » que tolérer un espace privé comme lieu de sépulture. Le vicaire général énumère ensuite les inconvénients d’une pratique aussi dérogatoire. « Ce serait une propriété privée; et cependant il faudrait que le curé » puisse y avoir accès pour inspecter les lieux. Le curé pourrait être sollicité d’enterrer ici et là; sa tâche serait singulièrement accrue, sinon impossible à accomplir, s’il devait y avoir « plusieurs enterrements de ce genre le même jour ». Si aucun prêtre ne s’y rend, assistera-t-on à « un concours pour enterrement sans aucun appareil religieux » ? Que faire si, à la faveur des mariages mixtes, on réclame l’inhumation de défunts appartenant à diverses confessions religieuses au même endroit : « quelle tentation pour le peuple qui, voyant les religions mêlées dans le même tombeau, les croira toutes indifférentes »? Il faut faire comprendre aux intéressés que le leur refuser sert leurs intérêts : un cimetière intime « priverait des prières des fidèles bien plus abondantes dans les cimetières fréquentés ». Être inhumé hors du cimetière s’avère dès lors une bien mauvaise manière de servir le disparu. C’est s’exposer « à voir l’asile des morts, dans des lieux écartés, sans gardiens », mis au ban de la communauté chrétienne. Malgré les réticences des prêtres, Simon Sanguinet eut des imitateurs.

L’érection de chapelles funéraires semble s’être répandue au XIXe siècle. Louis-Joseph Papineau fit construire un tel édicule sur son domaine de Montebello. La dépouille mortelle de son père y est inhumée en 1854; un fils, un frère, une épouse se joignent bientôt au patriarche. Le seigneur y rejoint les siens en 1871. Non-pratiquant, il avait craint de ne pouvoir obtenir cette faveur. De peur que l’évêque ne lui refuse l’entrée dans la crypte familiale, l’ancien chef patriote avait fait un deuxième choix : la tour de sa bibliothèque. Précautions inutiles, il put reposer avec les siens, à la suite de funérailles civiles.

Le cimetière en plein air

Le cimetière est le lieu d’inhumation habituel, voire le seul dans les paroisses de l’ancienne société. L’apparition en terre chrétienne d’un champ collectif destiné aux morts se substitue progressivement à l’habitude d’enterrer parfois le long d’un chemin, à l’ombre d’un arbre ou, encore, simplement sur son domaine, dans un endroit particulier, destiné à la mémoire familiale. Dans la seigneurie de la Petite-Nation, le missionnaire obtient, à la fin des années 1820, la permission d’exhumer les corps enterrés ici et là aux débuts de la colonisation et de les inhumer dans le cimetière paroissial. Sans doute ces pratiques étaient-elles courantes dans des zones pionnières récemment livrées à l’occupation du sol. L’État exerce un contrôle grandissant sur le territoire des morts. Il a prévu des amendes pour qui conque s’aviserait d’enterrer un corps sous sa maison ou quelque part sur ses terres sans se prémunir du placet du Prince. Au début du XIXe siècle, les Irlandais de la Gaspésie sont sommés par l’évêque d’apporter « au cimetière les corps qu’ils ont enterrés dehors contre les règles de l’Église ». Il y a en plus les injonctions de l’État. Un juge de paix doit alors autoriser la translation des restes déposés dans des lieux jugés inconvenants. Le cimetière est un « lieu de repos », comme l’expose le premier rituel de Québec, celui de Mgr de Saint-Vallier. C’est une « terre sainte et sanctifiée par le mélange des cendres des fidèles […] qui jouissent de la vie bienheureuse ». Il faut en clore le périmètre. On ne saurait y entrer pour « traiter d’affaires temporelles, y tenir des assemblées, des foires et des marchés, des jeux, des danses ». Défense est faite de labourer la terre du cimetière, « d’y planter de la vigne et des arbres, d’y laisser entrer les animaux […] d’y laisser étendre des toiles, des linges pour les blanchir et sécher, d’y laisser vanner ou battre du blé ».

Cette liste d’interdictions réglemente la fréquentation du champ des morts. Les historiens français ont découvert les multiples usages profanes des lieux où reposaient les parents, les amis défunts de la paysannerie de l’Ancien Régime. En rédigeant un rituel à l’usage du Canada, Mgr de Saint-Vallier voulait réaffirmer l’opposition des prêtres à un commerce avec les trépassés, qu’on jugeait irrespectueux, voire sacrilège.

 

Durant les premières décennies du XIXe siècle, les morts comme les vivants s’agglutinent fréquemment autour de l’église.

Saint-Joseph de Deschambault (1804)

Saint-Louis de Lotbinière (1822)

Saint-Jean-Baptiste-de-Rouville (1810)
Saint-Paul de Joliette. Le mur d’enceinte du cimetière fut sauvé in extremis grâce à une collecte de fonds publique organisée par Serge Joyal au début des années 1970.

Les cimetières sous la lune n’effrayaient guère les Anciens. Quiconque a parcouru les rives du Saint-Laurent a été frappé par le nombre de vieux cimetières désaffectés dont l’enceinte est rivée aux parois du temple. Ce sont, pour nos contemporains, des témoignages visuels d’un autre âge. En 1820, dans la paroisse nouvellement fondée de Sainte-Claire où l’on enterre depuis quelques années, on modifie l’emplacement du cimetière qui « obstrue la devanture de l’église ». Voilà une paroisse où les morts menaçaient d’avoir préséance sur les vivants. Le cas n’est pas unique. À la fin du XVIIIe siècle, la paroisse de Saint-Cuthbert se dote d’une première église en pierre. L’évêque demande que le cimetière ceinture l’église « comme à Saint-Denis » (Aubin 1982 : 224). Durant les premières décennies du XIXe siècle, les villages s’agglutinent fréquemment autour de l’église et du cimetière. Cette vue coutumière du parc des défunts serait-elle une manière de songer sans panique à la fin de la vie ? À mesure que les mœurs se modernisent, les cimetières s’éloignent de l’église. À l’origine, la distanciation s’effectue au nom de préoccupations sanitaires. Au cours des années 1880, le législateur codifie la victoire des hygiénistes en ces termes:

Dans toute nouvelle paroisse, le site du cimetière doit être choisi, autant que possible, en dehors des limites probables de la ville et du village, sur un terrain élevé incliné du côté opposé à celui où les maisons se trouvent situées, de manière à ce que les eaux potables ne soient pas contaminées par le drainage de ce terrain. Cette règle s’applique également aux paroisses déjà établies où doit se faire un déplacement de cimetière. (Taschereau 1895 : 46)

Ainsi s’imposait une politique de ségrégation : les morts sont tenus à distance des vivants. Le choix n’est pas sans conséquence sur les mentalités rurales. La mort ne fait plus partie du paysage quotidien. Source de méditation sur la mort, de relations imaginaires avec les défunts, le cimetière s’en est allé, emportant avec lui un spectacle qui fut longtemps familier aux villageois. Quand, durant les premières décennies du XIXe siècle, l’évêque autorise la formation d’une paroisse, il exige la concession d’un espace communautaire de cinq ou six acres, parfois davantage. Cette place centrale servira à la construction d’une chapelle ou peut-être déjà d’une église. Dans les paroisses à l’origine modestes, le presbytère peut être situé à l’étage de la chapelle. Le logement du curé est détaché du lieu du culte lors de la construction d’une église.

L’espace public réservé par l’évêque comprendra éventuellement des dépendances, en sus du presbytère, une superficie pouvant servir de jardin, voire une terre dite de la fabrique à l’usage du curé, source de revenu d’importance fort variable. Une salle publique souvent contiguë au presbytère achève le complexe des édifices cultuels. Une partie de la superficie servira à l’aménagement d’un parc où les fidèles des rangs attacheront leurs chevaux pendant l’assistance aux offices. Il reste à désigner un espace pour le cimetière. Un endroit sec de préférence, car les fidèles n’aiment pas voir leurs morts plongés dans une fosse remplie d’eau. Une telle avarie a causé le transfert de plus d’un cimetière. Si d’aventure celui-ci a été placé trop près du Saint-Laurent, les grandes marées d’automne risquent de l’atteindre. Au début du XIXe siècle, le curé des Éboulements, dans Charlevoix, est sommé de protéger l’ancien champ des morts. Les paroissiens se mettent à l’œuvre. Peine perdue ! Vingt ans plus tard, le curé constate :

« […] Ia mer fait un terrible ravage dans notre vieux cimetière. Elle a même déterré des corps. Nous craignons qu’à la prochaine grande mer une partie ne soit emportée. » Ces incidents montrent à quel point la prudence est de rigueur lorsqu’il s’agit de déterminer un espace collectif pour l’enfouissement des corps humains.

Wilfrid Vachon, bedeau et fossoyeur à Saint-Séverinde-Beauce, parle de son cimetière et du Jugement dernier : « Quand on enterre, les pieds doivent faire face à l’église. Là, quand tout le monde va se lever en même temps, au Jugement dernier, à la Résurrection, ils vont regarder l’église. Tout le monde sait ça. Ça va se faire vite, je sais pas, rien qu’un clin d’œil pis ça va être fait. En tout cas, c’est ce qui se dit. Faut croire! » Paroles de Wilfrid Vachon tirées du film de François Brault, Memento te. Stèles et croix de cimetière au Québec, Office national du film du Canada, 1982

NOTE (1)

Ce texte fait partie d’une série d’articles de notre grand dossier « Cimetières, patrimoine pour les vivants » tiré du livre du même titre par Jean Simard et François Brault publié en 2008.

NOTE (2)

Ce texte est composé d’extraits de l’ouvrage de Serge Gagnon, Mourir hier et aujourd’hui, Québec, Les Presses de l’Université Laval, 1987

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