Historien, professeur et chercheur
La déchristianisation de l’Occident s’est accompagnée d’un refoulement de la mort. Les philosophies du refus de la condition humaine ont pénétré de larges secteurs de la population occidentale. Le discours profane s’est nourri d’euphémismes visant à occulter la mort, grand tabou des sociétés modernes. Le troisième âge, l’âge d’or ou, comme on dit en américain, les senior citizens ne sont-ils pas autant d’expressions servant à alimenter le mythe moderne de l’éternelle jeunesse? L’occultation s’est produite en même temps que progressait la libération du marché des échanges sexuels. Il y a là plus qu’une coïncidence. La jouissance et la souffrance sont dialectiquement liées à la condition humaine. Tel est du moins le postulat qui inspire l’analyse qui va suivre. Aussi bien, chaque fois que, dans l’histoire de la culture, la volonté de jouissance s’est présentée comme une revendication absolue, la souffrance volontaire des ascètes a été considérée comme une conduite morbide. La souffrance involontaire, celle qui n’est pas pétrie de main d’homme, a-t-elle toujours un sens dans nos sociétés envahies par les valeurs hédonistes ? Vieillir, souffrir et mourir n’ont pas été éliminés de la condition humaine. Dans les sociétés chrétiennes d’autrefois, la souffrance volontaire avait une valeur expiatoire. Le mal moral, c’est-à-dire le péché, incitait à la pénitence. L’Occident déchristianisé d’aujourd’hui ne croit plus à la responsabilité de l’homme vis-à-vis de la misère des autres ou de la douleur de soi. Dès lors, souffrir a perdu toute valeur rédemptrice, pour soi ou pour autrui. La recrudescence du suicide-délivrance apparaît dès lors comme l’issue normale d’une expérience de l’angoisse jugée inutile et vaine.
Comment raconter l’histoire de la mort ? Les auteurs français ont puisé dans les renseignements objectifs, tels les registres des décès, pour re construire les ponctions de la mort sur les populations anciennes, puis ont mis à contribution diverses séries subjectives : les testaments, les sermons, les artes moriendi, la peinture, la sculpture. Les manières de mourir leur sont apparues plus diversifiées qu’on ne le croyait, dans le temps comme dans l’espace. L’essai qui va suivre est plus modeste : il ne veut reconstituer que l’expérience du XIXe siècle au Québec, à partir de la source religieuse, principalement la correspondance des prêtres. Par rapport aux études existantes, l’analyse de quelques thèmes voudrait cependant explorer le pourquoi de la mort. En voulant retracer cette interrogation fonda mentale telle qu’elle se posait aux gens de ce siècle, nous croyons œuvrer à l’élaboration d’une perspective nouvelle.
Le Cérémonial Funéraire
Aux environs de 1800, le cérémonial funéraire des campagnes est réduit à sa plus simple expression. La simplicité perdure dans les régions nouvellement ouvertes au peuplement. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, les obsèques dans les Cantons-de-l’Est pouvaient souvent ressembler à la description qu’en a fait un érudit (St-Germain 1905 : 160) à l’orée du XXe siècle :
S’agissait-il de faire un cercueil pour ensevelir un père, une mère, un voisin, un ami, on abattait un gros arbre, un pin, que l’on équarrissait pour en faire une grande auge que l’on mettait le plus mince possible, afin que l’on pût la transporter; on faisait le couvercle de ce cercueil avec des morceaux de bois blanc fendu, que l’on assujettissait avec des chevilles; on n’avait pas de clous !!!
Voilà bien le cercueil fait, mais il faut un linceul. Le linge est rare, on n’a même pas de drap de lit, pas de nappe, aucun morceau d’étoffe, dont on peut disposer. Que faire ? On se procure un peu de paille de sarrasin, dans laquelle on dépose les restes mortels […]
Contrastant avec cette rusticité, la commercialisation du rituel funéraire commence à prendre forme à la ville où fabricants de pierres tombales, de cercueils de sûreté et de vêtements de deuil se disputent la faveur des familles du début du XIXe siècle. Les prêtres s’offusquent de cette emprise nouvelle du marché sur la mort, de cette volonté ostentatoire délestée de référence religieuse. En un sens, cette mise en scène prolonge les funérailles fastueuses de l’Ancien Régime, encore vivantes au Bas-Canada. En 1834, l’évêque de Montréal évoque la manie « des catafalques qui montent jusqu’au ciel, avec impériales et nombre immense de cierges qu’on devrait mettre tout au plus pour N.S.P. le pape, et qu’on dresse pour des laïcs, dont quelques-uns même ont eu une assez triste vie ». Ces scènes baroques sont probablement rarissimes à la campagne. Il se trouve bien quelquefois un veuf, un fils assez riche pour demander la permission de poser un monument sur la tombe d’une épouse, d’une mère. Mais ce sont des requêtes encore si exceptionnelles au début du siècle qu’elles attestent la rareté de l’événement plutôt que sa banalisation. Ainsi en est-il de ce paroissien qui, en 1813, s’adresse à l’évêque :
Je prends la liberté d’écrire à Votre Grandeur à l’égard d’une tombe que je désirais ériger dans le cimetière Laprairie, à la mémoire de ma pauvre défunte femme dont il a plu à Dieu de me priver. Ne m’imaginant point qu’il put y avoir aucune objection à ce que je la fis ériger en en prévenant M. le curé, j’ai employé des ouvriers à Montréal, à tailler cette tombe que j’ai fait traverser à Laprairie; alors je me suis adressé à M. Boucher (curé) le priant de me permettre d’ériger cette tombe, il m’a répondu qu’il ne pourrait le permettre sans que j’en eus eu la permission de Votre Grandeur. Je prends donc la liberté de solliciter Votre Grandeur de m’accorder cette faveur en me permettant de témoigner à la mémoire de ma pauvre défunte des marques extérieures de ma tendresse pour elle.
Le sentiment de tendresse ici exprimé lors de la perte d’un conjoint pouvait être d’expérience commune. La pauvreté du plus grand nombre empêchait l’expression de cet attachement par l’achat d’une pierre tombale. Le processus de commercialisation de la mort alors à peine amorcé ne se généralisera qu’au XXe siècle dans les campagnes.
Vers 1800, les funérailles paysannes, rappelons-le, se déroulent dans la plus grande sobriété. Mis à part le notaire et les parents, le prêtre demeure le personnage central de l’événement. Depuis la grande offensive christianisatrice lancée par le concile de Trente, la « religiosité » des obsèques témoigne d’une grande réussite pastorale en milieu catholique. La présence du prêtre, les cérémonies dans l’église sont le sine qua non de la bonne mort, peut-être l’assurance de la résurrection bienheureuse. Se voir privé d’une mort chrétienne est la pire des infamies. Com ment s’assurer du cérémonial catholique dans des paroisses où les prêtres ne sont pas toujours présents au moment du décès ? Si la localité sans curé compte un « bedeau », celui-ci peut enterrer, comme cela se pratique pour les enfants à Trois-Pistoles au début du XIXe siècle.
Quand un prêtre vient à passer, il bénit les lieux d’inhumation et consigne au registre un ou plusieurs actes de décès survenus en son absence.
De l’avis des prêtres, c’est la limite du tolérable. En 1794, l’évêque s’oppose à ce que les parois – siens de Saint-Patrice-de-Rivière-du-Loup enterrent les petits corps chez eux, au lieu de les amener, comme il a été convenu, à la paroisse de Saint-André, la paroisse voisine :
Je trouve mauvais que des particuliers ou même le bedeau en votre absence aussi bien que votre présence se donnent les airs d’inhumer les corps sans les cérémonies de l’Église. C’est à quoi vous devez vous opposer fortement, en privant de l’absolution, jusqu’à ce qu’ils aient expié leur faute, ceux qui se rendraient coupables d’une telle entreprise après que vous les en aurez avertis de notre part.
L’évêque, à ce qu’il semble, est plus tolérant pour les sépultures d’enfants. Dans sa lettre au supérieur hiérarchique, le curé de Saint-André évoque des transgressions seulement pour les enterrements d’enfants. Les curés des paroisses voisines des Grondines peuvent, comme à Trois-Pistoles, laisser faire l’inhumation des enfants par le bedeau (1812); l’évêque n’oblige pas l’un ou l’autre des curés visiteurs à gagner les Grondines pour présider à l’enterrement des petits corps. Comme il laisse aux paroissiens « l’alternative d’apporter leurs enfants morts » au cimetière des paroisses voisines « ou de les laisser enterrer dans le cimetière du lieu », on peut présumer que pareil choix n’existe pas pour les sépultures d’adultes. Il est cependant des cas limites où des adultes sont inhumés en l’absence du prêtre. En 1811, l’évêque s’inquiète de ce que les habitants de Saint-Esprit, paroisse voisine de Saint-Roch-de-l’Achigan, s’estiment « capables de s’enterrer eux-mêmes plutôt que de porter leurs morts à Saint-Roch ».
Il existe donc des localités réfractaires aux pratiques coutumières, îlots de résistance imputable à l’absence de prêtre plutôt qu’à une quelconque volonté de laïcisation des funérailles. L’imbroglio survenu à Saint-Esprit signifie seulement qu’il faut user de prudence pour faire triompher la règle. Les résidents d’une paroisse nouvellement délimitée se plaignent parfois d’avoir contribué aux équipements cultuels de la paroisse dont ils viennent d’être détachés.
Pourquoi recommencer à bâtir ? Sempiternelles querelles de frontières à incidence fiscale ! Des paroissiens de La Présentation veulent demeurer rattachés à Saint-Hyacinthe. Le vicaire général de l’arrondissement doit voir si les récalcitrants pourraient inhumer eux-mêmes leurs défunts en guise de représailles. Les tergiversations des paroisses de Saint-Ferréol et de Sainte-Anne-de- Beaupré illustrent à l’envi les problèmes que posent les échanges de services. En 1802, le curé de Sainte-Anne-de-Beaupré demande quoi faire :
[…] les gens de Sainte-Anne doivent l’été prochain rétablir leur cimetière, et s’attendent avec raison que ceux de Saint-Ferréol les aideront dans cette réparation, parce que leurs morts sont enterrés à Sainte-Anne. Ceux-ci [les paroissiens de Saint- Ferréol] y ont de la répugnance, et disent qu’ils ont un presbytère à achever, qu’un jour viendra où ils auront droit de sépulture chez eux, et que ceux de Sainte-Anne ne leur aideront pas dans cet ouvrage.
Le curé recommande l’octroi d’un cimetière aux habitants de Saint-Ferréol. On ne sait comment le litige se termine. Mais l’incident permet de saisir la complexité des situations créées par un manque de ressources. Qu’une jeune paroisse obtienne les services religieux d’un prêtre voisin traduit soit son incapacité de faire vivre un prêtre, soit l’absence de ressources humaines suffisantes pour combler un poste vacant. Tel n’est pas généralement le cas des vieilles paroisses pourvues non seulement d’un curé, mais encore, souvent, d’un vicaire si le nombre de fidèles, la disponibilité en ressources humaines et les revenus de la cure le justifient.
Dans les villes, on dispose d’un corbillard pour transporter le cadavre. À Montréal, le convoi et les usages funéraires semblent avoir été abrégés au début du XIXe siècle. C’est du moins ce qu’on peut en déduire d’une décision rendue en 1810. L’évêque explique :
Comme il nous a été représenté que l’éloignement du cimetière de cette ville rend les sépultures très pénibles, surtout quand les froids ou les chaleurs sont extrêmes; et plus encore dans le printemps et dans l’automne, lorsque les chemins deviennent, en quelque sorte, impraticables.
Que cet éloignement entraîne beaucoup d’indécences; qu’on ne peut, dans un si long trajet, obtenir le silence que demande une cérémonie religieuse,
Que des chemins glissants occasionnent souvent des chutes, et avec elles des ris et des dangers. Que dans les temps de pluie et de boue, dans les rencontres fréquentes de voitures, le convoi est obligé de se disposer d’une manière scandaleuse. […] Que pour remédier à une partie de ces maux, MM. Les marguilliers ont sagement fait bâtir une chapelle dans le cimetière Saint-Antoine.
Désirant concourir à un zèle si louable, nous avons ordonné et ordonnons que les corps des adultes qui n’auront point de service, et ceux des enfants pour lesquels on ne sonnera pas les quatre cloches, seront immédiatement déposés dans la salle attenante à ladite chapelle, où se feront les cérémonies prescrites pour les sépultures, sans qu’il soit désormais nécessaire de les présenter à l’église paroissiale.
La décision n’est pas prise par souci d’occulter la mort ou de répondre à quelque exigence sanitaire; on veut seulement éviter la profanation d’une cérémonie religieuse. Dans la paroisse urbaine, certains adultes n’ont point de service religieux célébré à l’église. Tous les défunts n’ont pas droit aux mêmes égards. Une tarification discriminatoire prive les pauvres d’un droit d’entrée dans l’église paroissiale. En revanche, la campagne où les inégalités sont moins accusées est le lieu des grands espaces peu fréquentés.
L’ostentation du mort peut s’y épanouir à l’aise. On commence à disposer de certains équipements. Durant les années 1830, la fabrique de Charlesbourg achète un chariot pour transporter les morts. Elle est vraisemblablement l’une des premières localités rurales à posséder un tel véhicule. Jusqu’alors, le défunt était transporté sur les épaules par des porteurs particulièrement empressés d’arriver à l’église lorsque le défunt était obèse ou la température inclémente. L’historien de la paroisse (Trudelle 1887 : 106) salue la nouveauté : « Les inconvénients de porter ainsi les corps sur les épaules ont fait abandonner cet usage, et d’un autre côté l’usage peu convenable, que la nécessité faisait introduire, de les transporter dans des traîneaux ou des voitures ordinaires. »
De temps à autre, des disputes s’élèvent pour savoir jusqu’où le prêtre officiant doit aller faire la levée du corps. Cette cérémonie a été succinctement évoquée par Pierre-Georges Roy (1941 :
207) dans Les cimetières de Québec :
[…] quand un défunt avait sa résidence pas très éloignée de l’église, le jour des funérailles, le clergé, les chantres et les enfants de chœur s’y rendaient pour ce qu’on appelait alors la levée du corps. Cette levée du corps […] amenait aux curés des ennuis continuels. En effet, il était difficile, surtout en hiver, de définir la distance raisonnable. Pour les parents des défunts la distance ne comptait jamais. Pour le curé qui devait protéger la santé de ses chantres et de ses enfants de chœur, il fallait compter avec la distance.
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Le Corbillard
Poème d’Émile Nelligan, 1897,1899
Par des temps de brouillard, de vent froid et de pluie,
Quand l’azur a vêtu comme un manteau de suie,
Fêtes des anges noirs ! dans l’après-midi, tard,
Comme il est douloureux de voir un corbillard,
Traîné par des chevaux funèbres, en automne,
S’en aller cahotant au chemin monotone,
Là-bas vers quelque gris cimetière perdu,
Qui lui-même comme un grand mort gît étendu !
L’on salue, et l’on est pensif au son des cloches
Élégiaquement dénonçant les approches
D’un après-midi tel aux rêves du trépas.
Alors nous croyons voir, ralentissant le pas,
À travers des jardins rouillés de feuilles mortes,
Pendant que le vent tord des crêpes à nos portes,
Sortir de nos maisons, comme des cœurs en deuil,
Notre propre cadavre enclos dans le cercueil.
Dans des paroisses aux équipements cultuels développés, il existe une chapelle des morts où l’on va déposer le corps du défunt avant la cérémonie. Les Archives de la chancellerie de l’Archevêché de Montréal nous apprennent à cet égard qu’au milieu des années 1840, sur soixante paroisses situées dans l’ouest du Québec, trente-cinq sont pourvues de chapelles funéraires.
Habituellement, le prêtre va y faire la levée du corps. Dans les endroits où n’existe pas semblable édicule, jusqu’où le prêtre doit-il aller ?
S’aura-t-il faire l’unanimité, quand viendra le moment de désigner une ou deux habitations à proximité de l’église « où les habitants portent les corps morts, pour que la levée s’en puisse faire ensuite par le clergé » (Langevin 1863 : 58) ? Un curé se plaint de ce qu’il doit rendre ce service trop loin et sans honoraires; un autre s’étonne que les gens du village « qui contribuent le moins aux frais du culte » jouissent, en la circonstance, de privilèges injustifiés. Petits désagréments comparés aux tribulations du curé de Napierville : au milieu des années 1830, il ne peut empêcher les paroissiens d’amener le cadavre à la salle publique avant le service funèbre. L’odeur du défunt s’achemine vers sa salle à manger, la cloison séparant les deux pièces étant « si mal jointe qu’on peut y passer les doigts entre la plupart des madriers ». Pour s’éviter de nouvelles mésaventures, le curé « refuse de faire la levée du corps [d’un défunt] tant qu’il serait dans la salle; après deux heures d’obstination […] ils ont fini par l’apporter sur le perron de l’église ». Le curé préside alors aux cérémonies d’usage. Mais une réunion de paroissiens mécontents fait monter la tension; on y décide qu’à l’avenir les morts seraient apportés dans la salle publique en attendant le service funèbre; le curé serait tenu d’y faire la levée du corps. L’évêque rassure le curé mécontent tout en ménageant les paroissiens : il n’est guère décent de faire la cérémonie sur le perron de l’église; une chapelle funéraire pourrait servir de lieu où déposer le corps. En attendant, il faut réparer la cloison qui sépare le presbytère de la salle publique et défendre qu’on y porte les cadavres plus d’une heure ou deux avant les cérémonies.
Les Amérindiens de Kahnawake sont peut-être allés à la limite de ce que pouvait permettre le cérémonial funéraire mis au point par les prêtres.
Beau temps, mauvais temps, ils obligent leur pasteur, « quand il meurt des enfants », à aller chercher le corps jusqu’aux extrêmes limites de leur village. Cette levée des petits corps dans la maison du défunt est contraire à la coutume établie en milieu rural blanc. Le missionnaire souhaite que l’on apporte le corps des enfants dans l’église, et « les grands corps à une certaine distance » du lieu du culte. Un débit d’alcool où règne la prostitution avoisine l’édifice religieux.
Quand passe le cortège funèbre, « les environs sont toujours remplis de gens ivres »; « pour éviter l’indécence que reçoit la croix en passant devant la cantine », l’officiant veut réduire la procession funéraire à sa plus simple expression. Le missionnaire se plaint aussi de subir certaines exigences lorsque décède un villageois qui ne mérite pas les prières publiques :
L’hiver dernier il est mort un vieillard d’environ 75 ans, qui n’avait pas fréquenté les sacrements depuis son mariage. Il avait été alité plus d’un mois avant son décès, sans me faire demander. Je n’ai pas voulu, avec raison, me mêler de son inhumation. Un des neveux vint me dire que ce n’était point à moi à répliquer sur la vie et la mort de son oncle, qui n’était coupable de rien, car, dit-il, Dieu sait ce que nous avons dans le cœur, c’est assez.
Quelque temps après survint la noyade d’un « jeune homme qui avait vécu dans l’oubli de son salut depuis sa première communion ». « Le jour qu’on a annoncé sa mort dans le village, j’avais inhumé un enfant nouvellement né provenant de son commerce avec une femme dont le mari est absent depuis bien des années. » Ces conduites feraient scandale en milieu blanc, sauf peut-être dans de très rares paroisses en voie de peuplement. En règle générale, le prêtre ne pouvait procéder à la sépulture ecclésiastique sans s’attirer la réprobation de la communauté et peut-être la dénonciation auprès de l’évêque s’il fermait les yeux sur l’inconduite d’un paroissien.
Du reste, l’anthropologie historique a si souvent constaté l’incompatibilité du rituel chrétien avec le milieu aborigène qu’il ne faut pas se sur – prendre des révélations du missionnaire de Kahnawake au début du siècle dernier. Les conflits sont ici le reflet des frontières culturelles. Au cours des années 1820, les Amérindiens de Saint-Régis «ne veulent point souffrir que les
Blancs soient enterrés avec eux : ils leur refusent même un morceau de terre pour eux seuls dans ou près du village ». La qualité de la foi ne paraît pas ici en cause; c’est l’intégrité raciale qu’on croirait fragilisée par le mélange des corps des uns et des autres.
Poème d’Émile Nelligan, 1897-1899
L’homme aux cercueils
Maître Christian Loftel n’a d’état que celui
De faire des cercueils pour les mortels ses frères,
Au fond d’une boutique aux placards funéraires
Où depuis quarante ans le jour à peine a lui.
À cause de son air étrange, nul vers lui
Ne vient : il a le froid des urnes cinéraires.
Parfois, quelque homme en deuil discute des parères
Et retourne, hanté de ce spectre d’ennui.
Ô sage, qui toujours gardes tes lèvres closes,
Maître Christian Loftel ! tu dois savoir des choses
Qui t’ont creusé le front et t’ont joint les sourcils.
Réponds! Quand tu construis les planches péremptoires,
Combien d’âmes de morts, au choc de tes outils
Te content longuement leurs posthumes histoires ?
Banquet Macabre
À la santé du rire! Et j’élève ma coupe,
Et je bois follement comme un rapin joyeux.
Ô le rire! Ha! ha! ha! qui met la flamme aux yeux,
Ce vaisseau d’or qui glisse avec l’amour en poupe !
Vogue pour la gaîté de Riquet à la Houppe !
En bons bossus joufflus gouaillons pour le mieux.
Que les bruits du cristal éveillent nos aïeux
Du grand sommeil de pierre où s’entasse leur groupe.
Ils nous viennent, claquant leurs vieux os : les voilà !
Qu’on les assoie en ronde au souper de gala.
À la santé du rire et des pères squelettes !
Versez le vin funèbre aux verres par longs flots,
Et buvons à la Mort dans leurs crânes, poètes,
Pour étouffer en nous la rage des sanglots !
Le Cercueil
Au jour où mon aïeul fut pris de léthargie,
Par mégarde on avait apporté son cercueil;
Déjà l’étui des morts s’ouvrait pour son accueil,
Quand son âme soudain ralluma sa bougie.
Et nos âmes, depuis cet horrible moment,
Gardaient de ce cercueil de grandes terreurs sourdes;
Nous croyions voir l’aïeul au fond des fosses lourdes,
Hagard, et se mangeant dans l’ombre éperdument.
Aussi quand l’un mourait, père ou frère atterré
Refusait sa dépouille à la boîte interdite,
Et ce cercueil, au fond d’une chambre maudite,
Solitaire et muet, plein d’ombre, est demeuré.
Il me fut défendu pendant longtemps de voir
Ou de porter les mains à l’objet qui me hante…
Mais depuis, sombre errant de la forêt méchante
Où chaque homme est un tronc, marquant mon souci noir,
J’ai grandi dans le goût bizarre du tombeau,
Plein du dédain de l’homme et des bruits de la terre,
Tel un grand cygne noir qui s’éprend de mystère,
Et vit à la clarté du lunaire flambeau.
Et j’ai voulu revoir, cette nuit, le cercueil
Qui me troubla jusqu’en ma plus ancienne année;
Assaillant d’une clé sa porte surannée,
J’ai pénétré sans peur en la chambre de deuil.
Et là, longtemps je suis resté, le regard fou,
Longtemps, devant l’horreur macabre de la boîte;
Et j’ai senti glisser sur ma figure moite
Le frisson familier d’une bête à son trou.
Et je me suis penché pour l’ouvrir, sans remords
Baisant son front de chêne ainsi qu’un front de frère;
Et, mordu d’un désir joyeux et funéraire,
Espérant que le ciel m’y ferait tomber mort.
Note (1)
Ce texte fait partie d’une série d’articles de notre grand dossier « Cimetières, patrimoine pour les vivants » tiré du livre du même titre par Jean Simard et François Brault publié en 2008.
Note (2)
Ce texte est composé d’extraits de l’ouvrage de Serge Gagnon, Mourir hier et aujourd’hui, Québec, Les Presses de l’Université Laval, 1987