Géographe et auteure
Memento mori
(Remember your future death, Souviens-toi que tu vas mourir) (i)
Cela a commencé à Québec, dans les années 1830, lorsque l’épidémie de choléra fit environ 3 200 victimes sur une population de 20 000 habitants. On dut rapidement ouvrir un nouveau cimetière à l’angle de la rue Saint-Louis et de la rue de Salaberry, car celui des Picotés ne suffisait plus. Dans l’urgence, on inhuma à la hâte les défunts, empilant jusqu’à douze tombes l’une sur l’autre. En période d’épidémie, l’interdiction de transporter les cadavres dans la ville encourageait la superposition des tombes. Anonymat, confusion et délocalisation des sépultures définissaient alors ce champ des morts.
Mais cette façon de procéder était loin d’être nouvelle. La pratique consistant à inhumer ensemble plusieurs corps, surtout en temps d’épidémie, entraînait l’élévation du niveau du cimetière de même que l’inégalité de sa surface. L’hiver, la couverture neigeuse et la terre gelée compliquaient encore davantage les inhumations, de sorte que des fosses restaient ouvertes et que les corps n’étaient pas enterrés à la profondeur de deux pieds selon la norme.(ii) Les exhumations aussi étaient fréquentes : on enlevait par exemple plusieurs corps pour les réinhumer ailleurs dans le même cimetière ou dans un autre. La plupart du temps, ces interventions étaient faites par les marguillers ou les bedeaux à l’insu des parents. Cette permutation des cadavres faisait que des tombes restaient ouvertes plusieurs heures et que des familles perdaient la trace de leurs défunts. Ces derniers pouvaient aussi disparaître, au cours de la nuit, lors des expéditions traditionnelles des étudiants en médecine.
« Le retour des froids d’hiver et de la neige a ramené les « expéditions » traditionnelles des étudiants en médecine. La violation des cimetières et la démolition nocturne des charniers ne laissent rien à envier aux années passées sous le point de vue de l’audace et du succès.» (…)Extrait de L’Union médicale du Canada, vol. XII, Montréal, 1883, p. 46.
Tous ces transferts et remaniements de sépultures font du cimetière urbain un espace en continuelle réorganisation pour ne pas dire de désordre. En fait, dans bien des cas, le corps est enfoui pour lui-même, anonymement, sans égard à l’emplacement qu’il occupe dans le cimetière. La notion de propriété individuelle et familiale du terrain de sépulture n’existe pas encore. Le respect même des disparus reste approximatif dans la mesure où le terrain « se reproduit sur lui-même en une sorte de profanation permanente, des générations de défunts se succédant au même emplacement, dans la même fosse. » (iii)
Parfois, de rares croix de bois apparaissent ici et là dans le cimetière. L’important c’est de mourir en état de grâce et d’être inhumé dans une terre consacrée située près de l’église, autant que possible, pour bénéficier de la faveur des Saints. Bien que censé être clôturé, le cimetière est un lieu ouvert aux hommes comme aux animaux errants, car la Fabrique Notre-Dame de Québec, qui gère ces lieux, n’a pas les moyens d’entretenir leurs enceintes.
Important foyer de la vie religieuse et sociale, le cimetière est, pendant presque deux siècles, un lieu de passage, d’échanges et de rassemblement. En cela, l’espace de la mort est un lieu éminemment « urbain» puisqu’il joue le rôle de place publique. À sa présence physique s’associe une vie spirituelle qui se déroule directement sur les lieux. On y fait des processions, des chemins de croix, la prière aux morts de novembre. Des messes y sont chantées. Le curé s’y rend avec les familles aux anniversaires.
Et lorsque les besoins de la population se font sentir, on agrandit. Les champs des morts font donc non seulement partie intégrante du paysage urbain, mais se déploient avec lui.(iv) Au cœur de l’espace privé/public, le cimetière urbain présente un caractère communautaire et anonyme. Sous la terre repose le défunt, invisible, attendant la résurrection des corps au Jugement dernier. Au-dessus du sol, pas de traces. Si l’usage du cimetière est public par définition, la commémoration personnelle des défunts, elle, n’existe pas encore : c’est la mort horizontale, sans marqueur de surface, qui efface les visages et empêche toute commémoration.
Mais dans les années 1830, les choses commencent à changer. Le désordre qui règne dans les cimetières, le non-respect des sépultures et la peur de la contamination de l’air par l’odeur de la mort, les miasmes, amènent une volonté de mieux gérer ces espaces.
En 1838, la fabrique Notre-Dame de Québec, pour se conformer aux vœux et aux désirs d’un grand nombre de citoyens, fit préparer dans le cimetière Saint-Louis, aussi nommé des Cholériques « un certain nombre de petits lots pour y mettre à part des sépultures de familles ». À cet effet, de nombreux paroissiens demandèrent aux autorités civiles l’exhumation de plusieurs des corps de leurs parents reposant dans ce cimetière, pour les réunir dans des tombeaux destinés à leurs familles respectives. Mais dans leur requête, les paroissiens omirent de mentionner les noms des défunts et celle-ci fut refusée par la Cour. La demande est « trop générale », invoqua le juge : il faut « spécifier nommément la ou les personnes que l’on veut exhumer ».(v)
Ces faits témoignent d’une évolution importante du statut du défunt et, surtout, d’un nouveau rapport existant entre la personne et l’espace de la mort. Ce changement d’attitude vis-à-vis de la mort et du cimetière a impliqué que son aménagement soit complètement repensé. Quelques années après sa création en 1832, le cimetière Saint-Louis fait l’objet d’une nouvelle réglementation. Ces dispositions vont changer considérablement l’aspect du lieu. Le cimetière Saint-Louis représente donc une étape essentielle dans l’évolution de l’espace de la mort à Québec puisqu’il annonce la fin du cimetière primitif urbain et la naissance de son successeur, le cimetière-jardin.
En 1835, un Comité des cimetières est nommé dans le but d’établir des règlements pour les différents cimetières de la paroisse Notre-Dame de Québec. La première tâche de ce Comité est de fixer les nouvelles bases de règlements pour l’organisation et la régie du cimetière Saint-Louis. Le Comité recommande que :
« Jusqu’à ce que l’efficacité et le résultat des nouveaux règlements à être établis pour la régie des cimetières, soit constatée par une épreuve suffisante, l’on continue d’enterrer dans les différents cimetières comme par le passé. » (vi)
Il s’agit d’une véritable réforme en profondeur que propose le troisième Rapport du Comité des cimetières. Adopté en assemblée générale le 2 août 1837, les quatorze articles qu’il contient touchent de multiples aspects des espaces de la mort, allant des sépultures familiales à la mise en disponibilité dans la maison de la fabrique l’adjoignant, « d’un prêtre d’âge mûr pour dire la messe tous les jours, prêcher les dimanches et fêtes, faire le catéchisme, confesser, visiter et administrer les malades des lieux voisins et, surtout, faire les enterrements et tenir les registres.» (vii)
Plusieurs mesures visent une amélioration esthétique du cimetière, tandis que d’autres tendent à abolir certaines discriminations ou injustices. Ainsi il est question de préoccupations tout à fait nouvelles, de limites et de superficie des lots, d’uniformité dans la profondeur des fosses au moyen de minages (creusage). Si la fabrique accepte encore des fosses séparées pour y mettre plusieurs bières comme par le passé, elle admet maintenant dans le cimetière des sillons où pourront être inhumés les corps de personnes pauvres ou indigentes. De plus, elle consacre un terrain spécifique pour les corps de personnes inconnues ou sans aveu.
Pour décourager le vol des cadavres et rassurer les parents et amis victimes de ces malheureuses pratiques, la fabrique offre une récompense en argent à tout témoin fournissant le moyen de faire condamner la ou les personnes s’étant livrées à de tels actes. Le comité convient enfin de subdiviser le cimetière en plusieurs allées avec poteaux et écriteaux, de niveler le terrain, de planter des arbres et de représenter l’ensemble exact des lieux sur plan.
Si toutes ces innovations ne seront pas également appliquées dans les différents cimetières de la ville, il reste qu’un pas considérable vient d’être franchi dans l’organisation et la définition des formes du cimetière à Québec. Désormais, l’espace de la mort a cessé d’être un espace brut, il est devenu un espace social. Cette signification nouvelle du cimetière atteindra son apogée en banlieue, dans la nécropole-jardin inspirée des modèles français (Le Père-Lachaise, 1804) et américain (Mount Auburn, 1831). Alors que le cimetière-jardin à la française met l’accent sur la monumentalité, les chapelles funéraires et les mausolées familiaux, le modèle américain recherche une approche naturaliste où s’intègrent les monuments verticaux dans une ambiance pittoresque.
Memento Reminisci
(Remember that you must leave a mark in the memory of mankind . N’oubliez pas que vous devez laisser une trace dans la mémoire de l’humanité)(viii)
À Québec, le premier cimetière-jardin est protestant. Il s’agit du Mount Hermon (1848) fondé par The Quebec Protestant Cemetery Association. Celle-ci est formée d’hommes d’affaires, de marchands et de constructeurs de navires. Trois autres cimetières-jardins catholiques cette fois seront inaugurés par la suite : le Saint-Charles (1855), le Notre-Dame-de Belmont (1859) et le Saint-Patrick (1879) destiné à la communauté irlandaise.
Les plans du cimetière Notre-Dame-de-Belmont ont été conçus par l’ingénieur Charles Baillargé. S’y succèdent mausolées familiaux, sculptures et stèles verticales dans un vaste arborétum.
« Je m’y connais un peu en matière de cimetière, ayant visité les plus beaux des États-Unis et celui de Greenwood n’est surpassé dans aucune partie du monde; (…)» Charles Baillargé, 15 décembre 1857.
Dans le Vieux-Montréal, les cimetières suivent la même trajectoire hygiénique. En 1799, la Fabrique de la paroisse Notre-Dame de Montréal fermait, pour des raisons de salubrité et d’espace, les derniers cimetières intra muros et ouvrait le cimetière Saint-Antoine à l’emplacement actuel de la place du Canada et du square Dorchester. Mais c’est seulement à partir du mois de mai 1821 que les travaux de translation des restes des cimetières du Vieux-Montréal vers le cimetière Saint-Antoine seront entrepris. (ix)
Ici aussi, on a commencé à développer des lots familiaux surmontés de monuments individuels pour les notables vers la fin de son exploitation. Quelque 55 000 personnes, riches comme pauvres, victimes du choléra, y furent inhumées entre 1799 et 1854, après quoi, l’Association sanitaire de Montréal décida de fermer le lieu. L’année suivante, la Fabrique Notre-Dame de Montréal inaugure sur le sommet du mont Royal le grand cimetière-jardin francophone catholique Notre-Dame-des-Neiges. Ce dernier jouxte alors le cimetière-jardin Mont-Royal ouvert depuis 1852 par les six principales églises protestantes anglophones de Montréal.
Entrée principale du cimetière Notre-Dame-des-Neiges. Archives de la famille Dalceggio, vers 1911. L’architecte Victor Bourgeau a contribué à la construction de la porte monumentale d’origine sur le chemin de la Côte-des-Neiges. Elle a été modifiée en 1926.
Après la fermeture du Saint-Antoine, on transférera au cours des 16 années suivantes une partie seulement des sépultures vers le nouveau cimetière-jardin Notre-Dame-des-Neiges. Un grand nombre de dépouilles resteront sur place. En 1873, à la demande de l’Association Sanitaire, la Ville de Montréal acquiert le vieux cimetière pour en faire un parc. À l’occasion du 200e anniversaire de la fondation du cimetière Saint-Antoine, l’Écomusée de l’Au-Delà, avec la collaboration d’Héritage Montréal, organisa le 31 octobre 1999 une cérémonie commémorative sur la partie sud de la place du Canada.(x) Des croix latines disposées en quinconce au sol indiquent désormais la présence des morts.
En milieu rural, à la fin du XIXe siècle, les choses ne changent pas aussi vite que dans les deux principales villes du Québec que sont Montréal et Québec. Dans la paroisse de Lotbinière, par exemple, les colons montrent beaucoup de réticences lorsque le marguiller veut ouvrir un nouveau terrain pour les sépultures, le cimetière paroissial étant plein. Finalement, allant à l’encontre de la volonté du curé, les habitants décidèrent de couvrir en son entier le vieux cimetière d’une épaisse couche de sable, ce qui permettrait d’y inhumer pendant de longues années encore. Neuf ans plus tard, en 1893, il n’y avait pas encore de lots de famille dans le cimetière. Un paroissien bien en vue se risqua à demander une concession. La Fabrique refusa catégoriquement. (xi)
Entrée principale du cimetière de l’église Saint-Louis de Lotbinière (1818). Photo : L. Guay, 2024. Autour du calvaire est réservé un terrain pour les membres du clergé, l’inhumation ad sanctos, dans la crypte, étant devenue trop difficile d’accès.
Cet exemple montre bien les tensions entre le clergé et les paroissiens sur l’espace réservé aux morts. Dans les villes de Québec et de Montréal, lorsque les cimetières s’éloignent de la cathédrale vers la banlieue, le lien église-cimetière se relâche physiquement et symboliquement. Même si le cimetière est toujours géré par la fabrique, c’est la société laïque, en particulier la bourgeoisie, qui va investir ses nouvelles valeurs dans le cimetière-jardin. C’est elle qui devient l’acteur principal du changement de discours. Le cimetière horizontal et anonyme devient inacceptable moralement et socialement. Peu à peu, le culte des Morts va remplacer le culte des Saints.
Du cimetière horizontal au cimetière vertical
Dans la banlieue éloignée de la ville, le cimetière-jardin est un modèle vertical qui s’oppose à l’ancien modèle horizontal urbain. Grâce à l’acquisition par le défunt d’un lot bien délimité dans l’espace du cimetière, un bien foncier qui lui survit, grâce à son monument, dont la fonction première est la commémoration, le défunt transcende symboliquement la mort horizontale : il se lève de sa tombe et se tient debout face à ses parents, ses amis, ses visiteurs. Il échange avec eux plusieurs informations. Il révèle d’abord son nom, parfois ses titres et sa profession, la durée de son passage sur terre, ses alliances et sa descendance. Occasionnellement, la cause de son décès est inscrite. Des motifs divers et des inscriptions latines, en français ou en anglais, révèlent son attachement à sa foi, à son Dieu, ou encore expriment une pensée philosophique ou humoristique sur la vie terrestre.
Les recherches de Manon Cornellier indiquent que les épitaphes ont une fonction mémorielle avec l’en-tête « À la mémoire de », qui est la plus utilisée pour exalter le souvenir du défunt au XIXe siècle. Le monument funéraire doit faire oublier le corps pourrissant du disparu, écrit-elle. (xii) « Ici repose » est une autre formule qui évoque le repos éternel du défunt dans un cadre enchanteur.
La quête de la verticalité, qui se manifeste par des monuments ascensionnels tels les obélisques, les colonnes et les piliers souvent surmontés d’une croix ou d’une urne cinéraire, marquent le paysage funéraire. Les piliers et les colonnes s’associent à l’arbre de vie ou l’arbre cosmique. Les monuments verticaux atteignent leur apogée entre 1870 et 1920. (xiii)
Lieu des mémoires individuelle, familiale et collective, la société peut ainsi se regarder à travers le cimetière-jardin qu’elle a créé : une nécropole, c’est-à-dire une ville des morts calquée sur celle des vivants, planifiée avec ses lots, ses quartiers, ses grandes avenues et ses rues bordées d’arbres et de massifs de fleurs, son centre et sa périphérie et même sa banlieue éloignée, le mot banlieue signifiant au ban du lieu, c’est-à-dire un lieu banni réservé aux exclus de la société. D’ailleurs cette banlieue maudite se retrouve à l’extérieur du plan officiel du cimetière, tracé par des ingénieurs et des architectes paysagistes de renom.
Précurseurs des grands parcs urbains que sont le Central Park (1858), le parc du Mont-Royal (1876) et celui des Plaines d’Abraham (1908), le cimetière-jardin est conçu pour être vu et admiré par les familles et les touristes. Il constitue un legs aux futures générations. À Québec, le Mount Hermon est le plus populaire auprès des touristes, écrit l’historien James-MacPherson LeMoine en 1872.(xiv) Les grands cimetières-jardins font partie du circuit des promenades dominicales.
La commémoration dans le « nuage »
Dans la deuxième moitié du XXe siècle apparaît un nouvel acteur dans le domaine funéraire : l’entreprise privée. Avec elle, un nouveau discours sur la mort est mis en place dans le parc-cimetière. Avec le préarrangement et la formule clés en main, la personne délègue ses dernières volontés à un professionnel; dès lors elle peut vivre en paix. Est-ce le culte des Vivants ou le culte de la rentabilité? C’est ce modèle de cimetière que j’ai appelé le « cimetière vide », car, au début, des plaques au sol sont apparues avec seulement la date de naissance de la personne. En attendant sa mort, l’argent fructifie dans un fonds. Le parc-cimetière fait la promotion de l’anti-monument et de l’égalité dans la mort. Ici, le défunt redevient muet par souci de rationalisation et de standardisation. La tondeuse ne doit pas rencontrer d’obstacle sur son passage.
Les parcs-cimetières ont eu pour effet de concurrencer et même de déclasser les cimetières-jardins qui, après plus d’un siècle et demi d’existence, commençaient à vieillir. Aujourd’hui, la mort occupe de moins en moins de place et de volume dans l’espace, car le corps du défunt est de plus en plus souvent réduit en cendres. Elles aboutissent dans une niche de columbarium (pour faire suite au condominium!) ou bien sont dispersées dans la nature. Sur la surface ordonnée et alignée des cryptes et des columbariums, sont inscrits le nom et les dates extrêmes de l’existence du défunt. C’est la mort uniformisée en rangée où la distinction entre les défunts n’existe plus. Reste alors en suspens, dans le vide matériel, si l’on peut dire, le souvenir et la mémoire de l’être disparu. Avec l’absence ou la disparition du corps demeure la réminiscence de la personne, sa mémoire. N’ayant plus de support matériel pour s’exprimer ici-bas, la commémoration devient virtuelle, elle « monte » dans le nuage. Après avoir été ensevelie, oblitérée sous terre, puis s’être redressée au-dessus du sol, la mémoire est désormais aspirée par le nuage. Elle devient numérique.
Les cimetières traditionnels, hauts lieux de la mémoire collective
Après plus d’un siècle et demi d’existence, on redécouvre et on reconnaît les cimetières-jardins et les cimetières du XIXe siècle comme des hauts lieux de la mémoire collective où se déploie notre patrimoine social, historique, architectural, culturel, religieux, environnemental, archéologique et mémoriel. On les qualifie d’archives de pierres, d’arborétums qui ont été rattrapés par le développement urbain. En 1988, la Ville de Montréal entreprend un inventaire des éléments patrimoniaux du cimetière Notre-Dame-des-Neiges. Ce projet pilote permet de localiser et d’analyser près de deux cents monuments, pierres tombales et caveaux d’intérêt patrimonial, la plupart situés dans les parties les plus anciennes du cimetière. L’ancienneté, la signification historique, l’importance des personnages, l’intérêt architectural ou sculptural et l’unicité sont les critères retenus.(xv) Dix ans plus tard, en 1998, le Notre-Dame-des-Neiges est reconnu comme Lieu historique national, de même que son voisin, le Mont-Royal. En 2005, le Notre-Dame-des-Neiges est inscrit au Registre du patrimoine culturel et fait partie du site patrimonial du Mont-Royal. À Québec, le cimetière Beth Israël acquiert le statut de Lieu historique national en 1992 et le Mount Hermon, en 2007.
De nombreux ouvrages, mémoires, thèses et articles étudient leurs différents aspects culturel, historique, symbolique et architectural. Les sociétés de généalogie créent des bases de données reliées à celles des cimetières. Ainsi, le site Généalogie-Abitibi-Témiscaminque répertorie 733 cimetières, 137 columbariums, 308,070 photos de monuments et 787,575 noms.(xvi) Aussi dignes de mention le très riche site les Cimetières du Québec et l’incontournable banque de données du répertoire des cimetières du Québec.
En 1999, la Commission de la capitale nationale du Québec en collaboration avec le Directeur de l’état civil publie Je me souviens, Les monuments funéraires des premiers ministres du Québec. La Loi sur le patrimoine culturel du Québec, entrée en vigueur le 19 octobre 2012, confie à la Commission de la capitale nationale l’entretien, la mise en valeur et la commémoration des lieux de sépulture des premiers ministres du Québec. Dans le prolongement de ses politiques en matière de commémoration, la Commission a procédé à la fabrication et l’installation de bornes signalétiques en granite noir afin de marquer les lieux de sépultures des premiers ministres du Québec, entre autres, à Notre-Dame-des-Neiges à Montréal, au cimetière de Laval, au Notre-Dame-de-Belmont, au Saint-Charles et au Saint-Michel de Sillery.
Également en 2012, le Répertoire du patrimoine culturel du Québec, un outil de diffusion disponible en ligne et accessible à tous, présente des renseignements sur des milliers d’éléments patrimoniaux inventoriés par le Ministère ou ses partenaires. L’organisme Pierres mémorable obtient un mandat conjoint de la Ville de Québec et du ministère de la Culture, des Communications et de la Condition féminine (MCCCF) pour identifier et documenter les monuments commémoratifs des maires de la Ville de Québec et des premiers ministres du Québec, de groupes (communauté chinoise christianisée, militaires, enfants morts en bas âge) et d’événements qui ont marqué l’imaginaire populaire à Québec à travers les cimetières catholiques francophones Saint-Charles et Notre-Dame-de-Belmont. Les fiches produites viennent enrichir le Répertoire du patrimoine culturel.
Comme aux premiers temps des cimetières-jardins, les touristes s’intéressent à ces musées à ciel ouvert. En 2011, La Presse propose cinq cimetières à visiter au Québec à partir de la cinquantaine de cimetières cités dans le Répertoire du patrimoine culturel du Gouvernement du Québec. Ils sont identifiés par René Bouchard dans l’ouvrage collectif de Jean Simard et de François Brault intitulé Cimetières, patrimoine pour les vivants.
À Québec, la compagnie du cimetière Saint-Charles organise des visites guidées en calèche des cimetières Notre-Dame-de-Belmont et Saint-Charles qui connaissent beaucoup de succès. Trip Advisor annonce Les 10 Meilleurs Cimetières au Québec, parmi lesquels se retrouvent les favoris des voyageurs comme les anciens cimetières, les cimetières-jardins, mais aussi la dernière tendance que sont les cimetières verts : Les Sentiers, situé à Prévost dans les Laurentides, réservé aux urnes cinéraires et destiné au patrimoine local, et au legs d’un héritage vert. La Forêt de la Seconde Vie s’annonce comme le tout premier cimetière écoforestier à Sainte-Sophie. (xvii)
Le retour dans les cimetières exprime donc la perception et le sentiment que ces lieux contiennent un patrimoine mémoriel public. Nathalie Collard de La Presse l’exprimait ainsi en 2023 :
« Un cimetière n’est pas un endroit ordinaire. C’est un lieu de mémoire et de recueillement qui appartient à la collectivité. C’est un site patrimonial qu’on aime visiter même si aucun de nos proches n’y est enterré.»
Des silences qui résonnent de l’esprit des lieux
Aujourd’hui, on revient dans les cimetières-jardins justement pour ce que ces paysages mémoriels, ces forêts de monuments ont voulu cacher avant tout : la présence du corps et son dépérissement. On y revient parce que la dépouille in situ permet de vivre une expérience intime, spirituelle et sensorielle avec le défunt qu’aucune œuvre d’art public ne peut rendre. On y revient pour la mémoire du lieu ou l’esprit des lieux. Qu’est-ce que l’esprit des lieux? Parcs Canada a intégré le concept dans certaines de ses présentations (dont celle du site de la Grosse-Île où se trouvent trois cimetières) et le définit comme
« le caractère et le sens qu’un lieu de patrimoine s’est approprié avec le temps et qui, avant même d’être saisi et compris intellectuellement, est d’abord ressenti au plan émotif ». (xviii)
Cette courte définition qui met l’accent sur le temps et sa durée mérite, selon nous, d’être élargie. Michèle Prats et Jean-Pierre Thibault en donnent la signification suivante :
La matérialité physique des sites et des monuments recouvre aussi leur histoire, l’atmosphère qui y règne, les savoir-faire et les usages qui les ont forgés, les images et les émotions qu’ils suscitent, toutes valeurs immatérielles qui les composent. (…) C’est donc par la vigilance de tous que l’esprit des lieux peut être préservé de façon durable. (xix)
Dans les cimetières traditionnels, il faut donc tenir compte des valeurs matérielles et immatérielles auxquelles s’ajoute le premier élément essentiel : « l’effet in situ » (dans l’endroit même). En effet, dès que le corps ou les cendres de la personne sont mis en terre, le sens et le caractère du lieu n’attendent pas le temps : ils sont immédiats. Pour qui veut rendre hommage au poète Félix Leclerc, à l’homme politique René Lévesque, ou encore aux Patriotes victimes du Soulèvement de 1837-1838, ce n’est pas devant une statue installée au Parlement, ou un buste érigé sur une place publique, ou même au pied d’une œuvre d’art public, aussi magnifique soit-elle, que celle réalisée par le sculpteur national Alfred Laliberté devant la Prison-du-Pied-du-Courant, que vont se recueillir les visiteurs. C’est directement sur le lieu de sépulture que se vit l’émotion et l’échange avec l’être disparu et par le biais du monument commémoratif élevé à sa mémoire. C’est à l’endroit d’inhumation que foulent nos chaussures que se vit l’expérience ultime à la fois matérielle et immatérielle avec le défunt. C’est là que prend forme « l’épaisseur » de la mémoire.
Monument aux victimes politiques dédié aux Patriotes inauguré le 14 novembre 1858 par l’Institut canadien au cimetière Notre-Dame-des-Neiges à Montréal. Mesurant 16 m, il sera achevé 10 ans plus tard. Trois patriotes y sont inhumés. Au début du 21e siècle, la Fabrique entreprend des travaux majeurs de réfection de l’obélisque. (xx)
Des cimetières-monument ou des cimetières-musée?
En juin 2022, le Gouvernement du Québec publie sa Stratégie québécoise de commémoration.(xxi) Celle-ci se définit comme un acte collectif et public de rappel dont l’objet est un personnage, un événement, un lieu ou un fait du passé. Il s’agit d’un acte collectif du fait qu’elle s’adresse à une collectivité donnée. Elle est également un acte public puisqu’elle s’inscrit dans la sphère publique et s’adresse à tous les membres de la collectivité visée. Les cimetières et leurs objets ne sont pas visés par cette stratégie, car la commémoration s’y réalise dans un espace privé avec des monuments familiaux qui n’ont pas été créés avec une intention commémorative unissant tous les membres d’une collectivité autour d’une mémoire commune.
Or, s’il est vrai que les cimetières au Québec sont privés, ils ont pourtant un caractère public et sont fréquentés de façon récurrente. Si leurs monuments appartiennent souvent aux concessionnaires, nous y trouvons plusieurs monuments collectifs et individuels dont le rayonnement dépasse de loin la sphère privée (Voir annexe en bas de page).
Monuments commémoratifs :
- Personnages publics : politiques, milieu des affaires, artistiques, culturels, sportifs, etc. ;
- Institutionnels privés/publics : Universités, Villes, Fondations, Sociétés d’histoire, Syndicat professionnel, Organismes à mission sociale, Communauté territoriale, Communautés religieuses, Vétérans, etc.
De plus, si nous prenons de la hauteur pour ainsi dire, nous pensons que les cimetières-jardins ont été créés avec une intention commémorative collective, c.-à-d. celle de rappeler la mémoire des membres d’une collectivité sociale et religieuse, afin de ne plus disparaître dans le champ anonyme des morts et transmettre aux générations futures un héritage familial et collectif, des valeurs identitaires, sociales et culturelles. Ainsi vu, le cimetière-jardin, dans sa totalité, devient un Cimetière-Monument-Collectif. Par ailleurs, l’un des objectifs de la stratégie est d’assurer la pleine contribution de la commémoration dans la construction et le maintien de la mémoire collective. Alors, comment mettre de côté ces lieux de mémoire qui gardent l’esprit des lieux que sont les cimetières ? Faut-il les mettre dans une catégorie particulière, les cimetières-musée? Ce qui est sûr c’est que ce n’est que « par la vigilance de tous que l’esprit des lieux peut être préservé de façon durable », rappellent Michèle Prats et Jean-Pierre Thibault.
Au Québec, un seul cimetière, celui des Héros à l’hôpital Général de Québec, est considéré comme un cimetière-musée pour ses principaux éléments (xxii) :
- le Mausolée de Montcalm
- le Mémorial de la guerre de Sept Ans ;
- la sculpture de Pascale Archambault Traversée sans retour évoquant le destin tragique de ces soldats et symbolisant l’entraide et le réconfort dans le malheur partagé ;
- ses panneaux d’interprétations historiques ;
- ses plaques commémoratives ;
- son aménagement paysager et ses vieilles stèles créant un îlot champêtre au cœur d’un quartier ouvrier (Saint-Roch) ;
- sur le plan pédagogique, un ouvrage de référence relate son histoire et ses locataires perpétuels : Les morts de la guerre de Sept Ans au Cimetière de l’Hôpital-Général de Québec, par Jean-Yves Bronze, publié par Les Presses de l’Université Laval, Québec, 2001, 190 p.
- Sa composante commémorative fait que des cérémonies s’y tiennent régulièrement, le lieu étant rattaché à des anniversaires et à des personnages historiques.
- L’endroit est classé par la Commission des biens culturels du Québec (CBC). Par ailleurs, le cimetière de l’Hôpital général de Québec a été reconnu « Lieu historique national » en 1999 par le gouvernement fédéral (Commission des lieux et monuments historiques du Canada) et officialisé le 14 septembre 2005.
Plusieurs de ces éléments pourraient s’appliquer à certains cimetières et lieux de sépultures au Québec: je pense ici aux parties anciennes des cimetières-jardins qui présentent plusieurs monuments commémoratifs individuels et collectifs de grand intérêt historique, qui ont été documentés dans le Répertoire du patrimoine culturel et qui ont fait l’objet de publications. Pour les visiteurs, des panneaux d’interprétation seraient utiles dans tous les cimetières, notamment les cimetières ruraux. Des guides-interprètes pourraient offrir des parcours soulignant des dates significatives dans la mémoire de la collectivité. Ainsi, pour souligner le tricentenaire de Lotbinière, un rallye sera organisé pour le jour du Souvenir. Visiter un cimetière reste une expérience intime, intellectuelle, sensorielle et méditative, toutes choses qui en font un haut lieu de la mémoire.
Notes
(i) Starobinski, Jean, Burying the Dead, The New York City Review, Jan. 1986, p. 18.
(ii) Quebec Gazette, in Guay, Lorraine, « Le cimetière vide », Les Cahiers du CRAD, vol. 13, no 1,1991, p. 10.
(iii) Lablaude, P. A. « À l’ombre du clocher», Monuments Historiques, no 124, 1982-1983, p. 91.
(iv) Guay, Lorraine, Le cimetière vide, Les Cahiers du CRAD, vol. 13, no 1, 1991, p. 55-57.
(v) Archives de la Fabrique Notre-Dame, in Guay, Lorraine, op. cit. , p. 14.
(vi) Idem, p. 15.
(vii) Ibidem, art.13.
(viii) Starobinski, J., op. cit., p. 18.
(ix) Le cimetière catholique Saint-Antoine, https://ville.montreal.qc.ca/memoiresdesmontrealais/le-cimetiere-catholique-saint-antoine
(x) Ibidem.
(xi) Guay, Lorraine, «Lotbinière 1724-2024 : plus de 300 ans de mémoires !», Écomusée du patrimoine funéraire et commémoratif, https://ecomuseedupatrimoine.org/
(xii) Cornellier, Manon « Comment l’exemple des cimetières-jardins interprète la mémoire funéraire québécoise », Conserveries mémorielles, no 10, 2011, paragraphe 16.
(xiii) Labbé, Thérèse, « L’objet funéraire et son langage», in Simard, Jean et François Brault, Cimetières, patrimoine pour les vivants, Les Éditions GID, 2008, pp. 435, 351.
(xiv) Lemoyne, J.M. L’album du touriste, Québec, 1872, p. 152.
(xv) M. Brodeur consultant, État des lieux et plan d’actions pour la conservation et la mise en valeur des composantes patrimoniales des cimetières du mont Royal, 2006, p. 23.
(xvi) https://www.genat.org/
(xvii) https://fr.tripadvisor.ca/Attractions-g155025-Activities-c47-t7-Quebec.html
(xviii) https://www.chairefernanddumont.ucs.inrs.ca/wp-content/uploads/2014/08/LucierP_2008_La_signification_culturelle_du_patrimoine_religieux.pdf , p. 5, note 7.
(xix) https://openarchive.icomos.org/id/eprint/472/
(xx) Laporte, Gilles, Querelle « monumentale » à propos de l’héritage patriote, article diffusé depuis le 15 mai 2011, https://1837.qc.ca/1837.pl?out=article&pno=9977
(xxi) https://www.quebec.ca/gouvernement/politiques-orientations/strategie-quebecoise-commemoration