
Restauratrice et éditrice en chef de l'Écomusée du Patrimoine
En plus de faire partie du répertoire des jurons des Québécois, lequel, on le sait, puise abondamment au vocabulaire religieux, calvaire fait référence au promontoire sur lequel furent implantées les trois croix des suppliciés de l’an 33 de notre ère : le Christ et deux brigands. Icône largement répandue dans la culture catholique, elle est souvent reprise dans les cimetières et les croix de chemin. La représentation va de la simple croix à la mise en scène élaborée grandeur nature, présentant le crucifié, en présence de ses proches : sa mère, la vierge Marie, son apôtre préféré, Jean et Marie-Madeleine, une disciple assidue. Parfois même, c’est une mise en scène complète du dernier acte de la vie du Christ qui inclue les deux larrons en croix, ajoutant parfois des soldats ou encore des anges au décor. La documentation des calvaires de cimetière passe forcément par celle des croix de chemin et des chemins de croix qui ont parfois eu recours aux mêmes sources commerciales et aux mêmes modèles que ceux utilisés pour les calvaires de cimetière.
Le déclencheur
C’est la très belle mise en valeur d’un de ces calvaires de cimetière à quatre personnages, photographié par Suzanne Beaumont, membre de Pierres mémorables (voir photo 1), qui a titillé ma curiosité. En effet, l’ensemble en fonte de fer récemment restauré du cimetière Belmont avec son Christ en ostensoir est installé à l’entrée de ce jardin de mémoire et fait figure de vedette incontournable des visites guidées qui y sont menées.
À cause de cette photo, je me suis mise à la recherche d’information relative à la signature de cette œuvre, celle du fondeur de Vaucouleurs (voir photo 2 : Union artistique de Vaucouleurs, (Meuse) France). Au début du XXe siècle, ces artistes français de la fonderie d’art, ont littéralement inondé le Québec de leur production, principalement de statues religieuses.
Comme moi, vous avez très certainement déjà croisé de ces calvaires de cimetière ou de chemin et probablement aussi comme moi, vous avez pensé qu’ils étaient tous identiques, qu’ayant été produits en série par l’industrie, ils avaient une faible valeur culturelle. Il y a lieu ici de rajuster votre opinion. En y regardant de plus près, vous constaterez que si les calvaires se ressemblent tous, ils ne sont pas identiques et en plus et les modèles se relient à de belles valeurs artistiques qui ne laissent rien à désirer par rapport aux productions faites mains par des professionnels d’ici.


À propos de Vaucouleurs
Plusieurs calvaires en métal du Québec portent la signature de Vaucouleurs. En consultant les catalogues commerciaux anciens de fonderies de cette commune française, on trouve l’origine de plusieurs de nos calvaires de cimetière ou de chemin. En effet, les maîtres de forges du XIXe siècle offraient dans leurs catalogues illustrés une grande diversité d’objets dont une infinie variété de statues profanes et religieuses souvent reproduites à partir d’œuvres anciennes originales de grande qualité artistique. Ces œuvres industrielles étaient réalisées par moulage de modèles académiques originaux du XVIIIe. J’ai été impressionnée de trouver dans un des catalogues de modèles de l’Institut catholique, coulés à la fonderie Tusey, de Vaucouleurs, un Christ Bouchardon (voir gravure ci-contre).
Or Edmé Bouchardon est un sculpteur issu d’une famille de sculpteurs. À un jeune âge, il se voit décerner un grand prix de Rome où il sera rapidement repéré pour son talent et sera invité à titre de sculpteur, à Paris, à la cour du roi Louis XV. Il faut voir et revoir la vidéo de l’exposition de 2016 au Louvre pour constater l’envergure et le talent de cet artiste dont on dit qu’il est le plus grand dessinateur et sculpteur français du XVIIIe.


Concernant l’attribution de ce Christ Bouchardon, que plusieurs fonderies françaises du XIXe siècle offraient d’ailleurs dans leur catalogue, il plane une incertitude qui oblige à parler d’un «Christ dit de Bouchardon». Une incertitude qui restera sans doute à jamais puisque le Christ de référence, qui avait connu deux lieux d’hébergement avant son acquisition finale par la ville de Paris en 1840, a été acheté comme «prétendu E. Bourchardon». Il n’en demeure pas moins que la qualité des œuvres offertes par les maîtres de forges de Vaucouleurs demeure impressionnante. Celles-ci oeuvres sont empreintes de réalisme et imprégnées de l’esprit du baroque. J’ai cherché au Québec un «christ Bouchardon» . Le calvaire de Sainte-Anne-de-la-Pocatière (voir photo 3) est un exemple.
Effervescence et déclin d’une production de fonte d’art
Au XIXe siècle, quand la fonte d’art en fer investit le marché, celle en bronze existe déjà depuis belle lurette. Mais le bronze étant coûteux, la production d’œuvres en bronze est réservée à une élite. L’apparition de modèles en fonte de fer de grand format déclenche la révolution industrielle. Toutefois, son effervescence sera de courte durée, son déclin s’entamant avec la fin du siècle qui l’a vu naître. Il faut savoir que si la fonte d’art en fer apparaît si tard dans l’histoire des technologies métallurgiques c’est en partie parce qu’il n’est pas simple d’extraire le fer de son minerai d’origine pourtant si abondant dans la nature. De plus, si avant la révolution industrielle on arrive déjà à couler des objets en fonte de fer, les produits restent de petites dimensions. C’est qu’on maîtrise encore mal l’extraction des gaz émis pendant la coulée dans les moules et que ces gaz emprisonnés causent des imperfections incompatibles avec la solidité et l’apparence du produit final. De plus, la fonte d’art en fer exige beaucoup de minerai, énormément d’énergie, des équipements dispendieux et surtout un très grand savoir-faire.
Les premiers maîtres de forges apparaissent en Angleterre à Iron Bridge, municipalité située au nord-ouest de Birmingham, qui, comme on s’en doute, doit son nom à ce premier pont de fer érigé en 1781 à cet endroit. Les Anglais deviennent pionniers dans la maîtrise d’une fonte de fer de qualité et en grand format et sans imperfection. Rapidement, la France envoie ses spécialistes en éclaireurs pour s’initier à ce nouvel art de la sidérurgie. Et, elle intégrera dans sa propre production les pratiques apprises chez les Britanniques. L’essor en France de ces nouvelles technologies est concomitant à un nouvel urbanisme mis en place dans la capitale par le baron Haussmann (1809- 1890) et un modèle qui fera école dans toutes les villes. Ce nouvel urbanisme, plus aéré et plus organisé requiert une abondance de mobilier nouveau : fontaines, lampadaires, bancs publics, statuaire ornementale, gardes de galerie, rampes d’escaliers, etc., et ce sont les maîtres-fondeurs du fer qui répondront à l’immense demande. Ce nouvel art de vivre en ville remplira les carnets de commandes des usines de sidérurgie en émergence. Dans cette foulée apparaitront les premières fonderies d’art en France dont celle de Tusey en périphérie de Vaucouleurs. Pour satisfaire leurs besoins en modèles, ces fonderies obtiennent des musées l’accès aux collections pour nourrir les maîtres en moulage : c’est notamment le cas du Louvre à Paris et du Victoria and Albert Museum, à Londres. Une salle de ce dernier est d’ailleurs entièrement consacrée à ces modèles en plâtre reproduisant des œuvres anciennes en différentes matières. Pour constituer la statuaire des villes, les modèles issus des grandes collections royales devenues collections d’État seront moulés en plâtre, remoulés en creux avant d’être coulés en fer et souvent patinés pour imiter le bronze. Ainsi donc, ce sont les œuvres d’art des grands musées et des grands temps de l’histoire de l’art qui s’offrent à la vue dans nos calvaires produits industriellement.
La fonderie d’art en fer disparaîtra progressivement si bien qu’à la fin du XIXe, les hauts-fourneaux qui donnent dans la fonte de fer se raréfient : nombreux sont ceux qui ferment leurs portes alors que les autres qui restent en affaires le font au prix d’une diversification et d’une réorientation progressives de leur production vers des modèles techniques d’armement, de mécanique et d’ingénierie. De nombreux facteurs expliquent le déclin de la fonte d’art en fer, l’un d’eux étant la loi française de 1905 séparant l’Église et l’État et réduisant la présence du sacré dans l’espace habité.
De l’Union artistique
L’atelier de l’Union artistique situé à Vaucouleurs sur la Meuse, en territoire lorrain, a été créé en 1887 par Martin Pierson (1836-1900), sculpteur et homme d’affaires. Ce dernier avait déjà monté en 1865, un premier atelier, l’Institut catholique de Vaucouleurs (voir illustration ci-jointe). Celui-ci donnait principalement dans l’art religieux et faisait déjà, couler ses pièces de fonderie d’art à Tusey en périphérie de Vaucouleurs. Après la fermeture en 1881 de ce premier atelier, Pierson en remettra un autre sur pied, à l’étiquette commerciale de l’Union artistique. Celui-ci ci se maintiendra en activité jusqu’en 1967, presque cent ans, repris tour à tour par Charles (_ -1923) le fils du fondateur, et par Albert (_ -1976) le fils de Charles (voir l’illustration ci- dessous). Malheureusement, peu d’information subsiste sur cette entreprise, ses archives ayant été détruites. On sait par contre que les fonderies de Tusey (Vaucouleurs) ont continué de couler pour l’Union artistique probablement jusqu’en 1920.

De la fonderie d’art de Tusey
À Vaucouleurs en Lorraine se trouve une ancienne fonderie d’art de Tusey, toujours en opération, mais qui a changé de créneau de production. Fondées en 1832 par le maître de forges Pierre Adolphe Muel, lui-même issu d’une famille de maîtres de forges, les fonderies de Tusey se sont spécialisées dès leur création dans la fonte d’art et ont acquis une réputation d’excellence dans le domaine. De 1839 à 1843, l’entreprise de Tusey sera dirigée par l‘ingénieur, professeur et homme d’affaires André Guettier, qui témoignera du haut niveau d’expertise acquis en cette matière de fonte d’art dans un traité savant de plusieurs centaines de pages, intitulé De la fonderie. Après sa création, l’entreprise passera de mains en mains, fusionnera et scindera tour à tour. Elle sera rachetée en 1904 par Laurent Chevaillier qui fera lentement migrer la production de la fonte d’art vers la fonte d’armement. notamment les grenades citron de la guerre 14-18, et la fonte mécanique de sorte que le catalogue de 1926 n’offre plus guère que de la serrurerie fignolée.
À propos des spécimens du Québec
C’est à partir de l’acquisition en 1904, par Chevaillier, et jusqu’en 1920 alors que cette fonderie de Vaucouleurs abandonne progressivement le champ de la statuaire, que le Québec s’enrichira de plusieurs monuments en fonte de fer signés par l’Union artistique de Vaucouleurs. C’est le cas du spectaculaire chemin de croix du Sainte-Anne de Beaupré (voir photo 6), installé entre 1913 et 1945 et de celui d’Huberdeau (voir photo 7).


Pour en revenir au calvaire du Belmont
Les personnages de ce calvaire du Belmont sont du même modèle que ceux de Chaunay, au centre ouest de la France, un calvaire inauguré en 1915 (Calvaire de Chaunay). De plus, on reconnaît dans ce calvaire des modèles identiques à ceux du calvaire d’Huberdeau. Les mêmes traits de caractère figurent encore dans la station XII du très beau chemin de croix de Sainte-Anne de Beaupré en fonte bronzinée (chemin de croix Sainte-Anne-de-beaupré). Il est également étonnant de constater que la Vierge et le Saint-Jean du calvaire du cimetière Saint-Patrick à Québec sont également du même modèle alors que ceux-ci ne sont pas en fonte, mais plutôt en béton fin, ou poussière de pierre comme on dit souvent (voir photo 8). Et ce cas n’est pas un unique. On retrouve plusieurs de ces modèles en béton sur le territoire du Québec dont celui du cimetière de l’Hôpital général à Québec (voir photo 9), lui aussi inspiré de la statuaire industrielle en fonte de fer. Comment expliquer cette mutation du fer au minéral ? Comment et quand sont apparus dans le paysage québécois ces multiples exemplaires en béton fin ? Il serait plausible de croire qu’après la rupture d’approvisionnement des fonderies, on ait utilisé nos statues de fer comme modèle pour les reproduire localement en béton.


La production industrielle en fonte de fer suit de près celle de la statuaire religieuse et profane en plâtre qui orne toujours nos églises et nos édifices publics. Au Québec, la diffusion de ces modèles d’académie a certainement fourni l’inspiration dont se sont nourris plusieurs de nos sculpteurs, prolongeant dans notre XXe siècle québécois les styles du XVIIIe Européen. D’où est venue l’inspiration de Louis Jobin (1845-1926) pour ne citer que cet artiste, pour son Christ en croix, son Saint George terrassant le Dragon, sa Vierge de Lourde ou son Saint-Jean ? Les catalogues de fonderies permettraient probablement d’établir un parallèle de notre production locale en bois avec celle en fonte.
Les œuvres en fer issues des fonderies d’art européennes, surtout françaises, longtemps boudées par nos chercheurs méritent qu’on s’y attarde, qu’on en dresse l’inventaire et qu’on les documente.Il y a là un beau sujet de recherche. Ce court article aura-t-il suscité un nouvel intérêt chez nos lecteurs ? Les aura-t-il convaincus que nos calvaires moulés en fonte de fer, qu’ils soient en bordure de chemin ou au cimetière, même s’ils proviennent d’une production industrielle, sont aussi des objets de sens précieux à conserver? Nous l’espérons.