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L’objet funéraire et son langage

Deuxième partie

Thérèse Labbé

Historienne et recherchiste

Tombeaux, dalles et caveaux : simulacres du corps ou de la mort-sommeil

Dans le groupe de monuments à structure horizontale, les tombeaux à proprement parler ou cénotaphes à l’antique sont rarissimes. La représentation métaphorique de la mort s’efface un peu devant cette figure mimétique, cette « reproduction, répétition formelle et visible, à la surface du sol, du cercueil réel et invisible » (Urbain 1978 : 193) sous le sol. Cette image est éloquemment reprise au tombeau de type victorien de l’avocat Frederick C. Vannovous, au Mount Hermon, lequel est orné de pattes et de têtes de lion retenant une couronne de laurier, symbole de glorification. Pour le tombeau plus ancien de François-Xavier Garneau au Belmont 2, il s’agit d’une récupération de symbolisme, car à cette forme de sarcophage empruntée au panthéon païen se superpose une croix mystique. Cette dernière renforce le concept du double, redondance du corps dissimulé, au tombeau de la famille de Philéas Gagnon qui épouse la forme même de la croix sur laquelle s’en dégage une autre en demi-relief. Par cet agencement, ce motif perdrait-il un peu de sa signification pieuse ?

Configuration géométrique du corps, la croix couchée se substitue à «la mort-sommeil, fiction para-chrétienne [qui] alimente l’idée de survie des morts, venant ainsi subvertir le sens profond du dogme de la Résurrection et satis faire une autre croyance : le fantasme de la conservation somatique » (Urbain 1978 : 248).

Québec, Belmont, section des « fosses à part »
Québec, Belmont, tombeau de François-Xavier Garneau, longtemps considéré comme l’historien national du Canada français. Photo Jean Simard

À cette catégorie de monuments horizontaux se greffent les caveaux et ce, même si le procédé d’inhumation en diffère. D’un écart à l’autre, ils sont tantôt surélevés d’une construction, telle une tombe antique se dressant hors de terre, tantôt recouverts d’une dalle. Spécifions que certaines dalles de taille plus réduite, parfois enfouies sous un tapis de végétation, ne dissimulent aucun caveau, comme au lot d’Abraham Hamel, près de l’entrée du cimetière. En fait, les structures souterraines bétonnées, compartimentées en proportion du nombre de sépultures, sont surmontées le plus souvent de dalles plates, expression minimale de l’horizontalité. Elles se juxtaposent par paire sur le lot de Louis- Jean Érasme et de Marie-Anne Gagnon, tout à ’est du site. Ici, la forme est porteuse d’un message, car sur chacune d’elles, les noms de l’époux et de l’épouse furent inscrits, métaphore humble et saisissante du couple sur son lit de mort. Unis pour la vie, ils dorment du sommeil éternel. Le thème de « la couche posthume » s’impose également sur un lot voisin, celui de la famille de Narcisse Naud. À la tête du lit, une plaque de pierre en guise d’oreiller porte le nom du père, de la mère et de l’enfant. « On trouve déjà cette association entre la mort et le sommeil parfaitement réalisée dans la mythologie grecque : Hypnos, dieu du Sommeil, qui procure aux hommes le repos et des rêves agréables, est le frère jumeau de Thanatos, dieu de la Mort; ils sont tous deux les fils de la Nuit. Dans le monde chrétien, l’association demeure » (Urbain 1978 : 207). Dans ce groupe, le tombeau de la famille du Dr Albert Paquet, avoisinant le mausolée de Georges-Élie Amyot, se distingue par son dispositif unique où s’agencent, dans un équilibre parfait, caveau, dalles et tombeau. Ce dernier chapeaute un ensemble de lames de granit en gradins disposées en forme de croix grecque. Incidemment, sur ses faces frontales, une croix de Malte aux bras fleurdelisés évoque un ordre religieux et militaire fondé à l’époque des croisades et se consacrant de nos jours à des œuvres hospitalières. Il fut taillé dans du granit noir Péribonka et poli sur chaque face, ce qui accentue son caractère distinctif, auquel s’ajoute la différenciation par l’espace, dont les quatre lopins faisant pignon sur deux rues couvrent 167 m2. À l’instar des mausolées, les caveaux maçonnés en tombes familiales dissimulent les « injures du temps, exprimant une vision renouvelée des hommes vis-à-vis du corps mort » (Vovelle et Bertrand : 111).

 

Québec, Belmont, tombeau et caveau de la famille du Dr Albert Paquet
Québec, Belmont, section où chacun semble vouloir rivaliser avec son voisin de lot.

Pierres tumulaires verticales : transcendance ou différenciation

Le groupe de pierres tumulaires réunissant obélisques, piliers et colonnes a marqué indéniablement le paysage funéraire, notamment au cimetière urbain. Ces monuments verticaux procurent au site une certaine homogénéité visuelle. Par ailleurs, ils attestent la prégnance des formes néo-classiques dont l’engouement, déjà manifeste sur le Vieux Continent, a rejoint l’Amérique. Cependant, ils nient leur appartenance païenne, car ils sont le plus souvent ornés d’une croix ou d’une figure affiliée à la mystique religieuse. D’ailleurs, ce phénomène devient plus manifeste avec l’obélisque, car la tradition judéo-chrétienne a récupéré le pilier et la colonne pour les associer à l’arbre cosmique ou l’arbre de vie en ascension vers le ciel. Au cimetière Belmont, cette forme de tombeaux d’esprit victorien, dont le caractère ascensionnel s’allie au concept de transcendance, a connu son apogée entre 1870 et 1920 pour décliner peu à peu jusqu’aux environs de 1940. Ils furent d’abord façonnés dans la pierre calcaire ou le marbre, puis dans le granit. Cette quête de l’altérité rejoint le domaine des religions qui, « séduites par l’inaccessible de la verticalité, ont la plupart du temps reconnu dans cette dimension le lieu de l’Autre, de l’Étranger, c’est-à-dire de ce qui touche l’extra-ordinaire, le différent, le distinct. La verticalité mesure le domaine même des dieux» (Richard : 183).

Saint-Pierre-de-la-Rivière-du-Sud, où se trouvent en abondance des murets délimitant les lots et s’ouvrant sur un escalier en façade

Certaines de ces pierres tumulaires atteignent des proportions monumentales, notamment au début du XXe siècle, comme en font foi les obélisques – sans motif de croix – des familles de Jean-Docile Brousseau et du Dr Édouard Morin, sur l’avenue des Eaux-Sylvaines, mesurant six mètres. Sur l’avenue Belmont, le pilier avec son urne drapée au lotissement du juge Jean-Thomas Taschereau et celui du marchand Paul-Georges Bussière avec sa croix surpassent les cinq mètres. Sur ces deux lopins, d’une superficie de près de 50 m2, se jouxte un autre élément différenciateur, un muret s’ouvrant sur un escalier en façade. Souvent, la vénération du grandiose s’associe au culte de la famille, puisque les noms de tous les membres s’entassent sur chacune des faces. Dans ces secteurs, on dénote un effet d’entraînement collectif.

Chacun veut laisser sa marque au cimetière et tente de rivaliser avec son voisin de lot. Avec la règlementation d’origine, spécifions-le, l’acquéreur pouvait délimiter son lot par des bornes en matière impérissable disposées aux angles, ce qui fut défendu à partir de 1940. Aujourd’hui, il ne reste que les muretins en pierre de taille ou en granit dûment bâtis sur les lots appartenant, de fait, aux notables de l’époque. « La clôture, la cloison, la partition restent l’outil fondamental de l’appropriation de l’espace. […] Le besoin de marquer la propriété de la surface du sol, d’abord par la légalité, ensuite par le signe, se développe et passe à l’acte, d’autant plus que l’individu possède plus de moyens, c’est-à-dire [qu’il] est mieux situé dans la pyramide sociale » (Moles et Rohmer : 59 et 114).

Cap-Santé, monument en forme de pinacle de style néogothique que l’on retrouve dans quelques rares cimetières. Fabriqué par la fonderie H. Bernier de Lotbinière le 9 juillet 1888.

D’autres tombeaux se jouxtent au registre ascensionnel des piliers et des colonnes. Le socle pyramidal coiffé d’une figure allégorique érigé en mémoire du notaire Philippe Huot s’élève à plus de six mètres du sol, au cœur de l’arrondissement de l’avenue Belmont. Ici, on puise à nouveau à l’abécédaire néoclassique pour atteindre le grandiose et, au caractère unique du tombeau, s’ajoute la superficie du lot de 95 m2 marqué par une ceinture de pierre. Curieusement, l’héritage néo-gothique n’a pas dominé au cimetière-jardin, pourtant institué en pleine ère roman tique. Toutefois, l’imposant édicule couronné d’un Ange du Jugement dernier surplombant le caveau de la famille de Zéphirin Paquet au cimetière Saint-Charles mérite à lui seul d’être signalé. Dans ce foisonnement de formes verti cales, les monuments en forme de pinacle ressemblant aux lanternes des morts ou fanaux funéraires de l’époque médiévale s’inspirent également du style gothique. Un modèle résultant d’une production en série (H. Bernier de Lotbinière, 1888) se retrouve, tout au moins, au cimetière

Saint-Charles et ceux de Lauzon, de Cap-Santé, de Lotbinière et de Saint-Augustin-de-Desmaures. Les nombreux autels ou cippes arborant la forme d’un pilier quadrangulaire (Thierry : 132) s’inscrivent également dans ce groupe, de même que la colonne brisée évoquant l’image d’une vie fauchée avant l’heure. Certaines pierres tombales, de style naturaliste, se profilent en un tronc d’arbre avec un par chemin pour recevoir le texte gravé parfois surhaussé d’une urne au flambeau, emblème de la purification et de la transcendance, dont la symbolique se renchérit quelque – fois de motifs végétaux juxtaposés à une colombe. Aussi, elles s’allient à l’arbre de vie, tout comme certains piliers constitués d’une succession de troncs d’arbre surhaussés d’une croix. Au fait, la signification du tombeau se rattache aussi à l’élément ornemental, qu’il s’agisse d’une urne drapée, symbole antique païen, d’une croix, d’une sculpture ou d’une sphère. Si celle-ci se superpose à la forme cubique du socle, elle rejoint «la perfection, l’éternité, la totalité terrestre et céleste, l’ici-bas et l’en-haut » (Chevalier et Gheerbrant : 328).

Stèles monumentales : culte du décloisonnement ou de l’anonymat

Les tombeaux de type ascensionnel sont peu à peu remplacés par la stèle verticale de grande taille généralement en granit et souvent munie d’un écran. Ce prototype remonte au début du XXe siècle et après un essor particulier entre 1940 et 1960, il périclite au début des années 1980. Il permet également d’atteindre la somptuosité. Le monument commémorant l’architecte Georges Émile Tanguay présente un modèle unique avec sa façade à volutes et son muret périmétrique (enlevé récemment) ouvert sur des gradins. Il porte l’effigie en bronze du défunt et fut édifié en 1925, deux ans après son décès, par l’architecte Raoul Chênevert. La pierre tombale de l’Honorable Georges Parent appartient plus spécifiquement à cette catégorie. Alors que celle-ci se démarque par son magistral Ange à la palme, celle commémorant l’industriel Georges-I. Lachance se distingue par ses décrochements en forme de pinacle, de style néo-gothique. Le tombeau du juge Pierre-Émile Côté se dresse à plus de quatre mètres du sol, sur un espace de trois lots totalisant 125,5m2. Il est flanqué d’un muret en hémi cycle courant sur quinze mètres et supportant six urnes cinéraires d’un mètre de haut chacune.

Déjà imposant par cette configuration, il est mis en relief par un écran de végétation. De fait, de nombreuses stèles verti cales prestigieuses marquent le secteur avoisinant les mausolées. Disposées tête-bêche, elles dessinent des lignes de front sur l’îlot formé par les avenues Saint-Édouard, Saint-François-Xavier, Notre-Dame-du-Saint-Rosaire et Saint-Damase, de même que dans la section au sud-ouest, où l’on distingue celle des familles de l’Honorable Jean Lesage et de Paul Desrochers. Le phénomène du mimétisme sociologique, du savoir-paraître par la forme persiste ici.

Québec, Belmont, Ange à la palme, relief en bronze du sculpteur Émile Brunet pour le monument de George Parent.

Par ailleurs, au nord-ouest du cimetière, les stèles monumentales des communautés religieuses, dont les anciennes sépultures y furent transférées, se démarquent d’une façon notoire. Sur chacune des faces, des listes exhaustives où noms et dates extrêmes s’empilent les uns sous les autres sans aucune mention des œuvres ou des missions accomplies durant toute une vie de dévouement. Sur celle des Religieux de Saint-Vincent de Paul, au nord de Notre-Dame-du-Saint-Rosaire, s’accumulent plus de 125 noms (1890-2007). Au sud de cette avenue, se regroupent les communautés des Pères du Très Saint-Sacrement (69/1920-2005), des Franciscaines Missionnaires de Marie (134/1900-1998), des Sœurs de la congrégation de Notre-Dame (111/1976-2005), des Missionnaires du Sacré-Cœur (130/1919-2004) et des Frères des écoles chrétiennes, dont le monument affiche plus de 425 noms (1885-2007). Les Ursulines, quant à elles, occupent un lot dans ce secteur et un autre, plus au sud-ouest. Au contraire des notables de l’époque, la différenciation par l’espace est davantage reliée au nombre de sépultures et l’échelle de grandeur du monument ne connote plus la puissance, mais prône au contraire le culte de l’anonymat.

Note (1)

Ce texte fait partie d’une série d’articles de notre grand dossier « Cimetières, patrimoine pour les vivants » tiré du livre du même titre par Jean Simard et François Brault publié en 2008.

Note (2)

Ce tombeau fut l’objet d’une souscription publique. Il fut érigé en 1867, un an après le décès de l’historien, lors d’une cérémonie entourant la translation de ses restes, à laquelle prirent part plus de deux mille personnes. Par la même occasion, le premier ministre, Pierre-Joseph-Olivier Chauveau (1820-1941), prononça une touchante allocution (Roy : 233-234).

 

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