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MOURRIR DANS LA TRADITION

2ièm partie - Des « sous-sols » remplis de cadavres

Serge Gagnon

Historien, professeur et chercheur

Encore au XIXe siècle, l’église paroissiale sert à l’occasion de lieu de sépulture. Notre-Dame, à

Québec, contient plus de 900 défunts à la fin du XIXe siècle, dont 40 % sont décédés après la Conquête : petits aristocrates coloniaux, bourgeois, membres des professions libérales, artisans forment la cohorte des laïcs, exclus à compter de 1877. Depuis 1800, on en avait inhumé plus de 200. Dans l’église Saint-Roch de Québec, ouverte au culte à la fin des années 1810, on commence à peupler le « sous-sol » vers la fin de la décennie suivante. À partir de 1827 et jusqu’à la fin du XIXe siècle, chaque décennie accueille entre 15 et 40 corps : beaucoup de marchands et d’artisans, plusieurs membres des professions médicolégales, quelques cultivateurs (Roy 1930 : 237 et 1941). Voilà donc une pratique bien enracinée à la ville. À la campagne, on peut avoir droit au même honneur, et gratuitement, si l’on a fait un don important à l’Église, par exemple, un terrain devenu propriété de la fabrique, ou si l’on fait partie de la notabilité rurale : être prêtre ou encore membre d’une famille seigneuriale.

Abordant la question de ces sépultures privilégiées, toujours en usage au début du XIXe siècle, le rédacteur du rituel de 1700 se tient sur la défensive : « Comme il est certain que les églises n’ont pas été bâties pour servir de sépulture aux fidèles, les curés prendront soin d’inciter leurs paroissiens à ne pas demander par leurs testaments d’y être enterrés. » Nonobstant cette mise en garde, Mgr de Saint-Vallier doit néanmoins reconnaître la liberté de choix des fidèles de quelque rang ou de quelque fortune qu’ils soient. La pratique de l’élection de sépulture est un privilège longuement revendiqué dans l’Europe catholique (Ariès 1977).

Cette tradition fut apportée par les colons de la vallée du Saint-Laurent et elle est toujours vivace au XIXe siècle. En 1815, le curé de Cap-Saint- Ignace refuse que la fille du seigneur soit inhumée dans le temple. Motif ? La fabrique, deux ans plus tôt, a décidé d’interdire cette coutume. Voilà une disposition testamentaire qui risque de n’être point exécutée. Que faire ? Le père de la défunte menace le curé de poursuite; il veut laisser le corps dans l’église jusqu’à ce qu’on se rende aux vœux de sa fille. L’affaire paraît s’être terminée sans trop de tensions. Une assemblée des marguilliers renverse la décision de 1813; on procède à l’inhumation selon les désirs de la morte.

Inhumés dans l’enceinte des temples, les catholiques pensent être plus près des prières qui les mèneront au ciel. Leur corps risque moins d’être visité par les parasites, animaux errants ou autres intrus bipèdes qui envahissent à l’occasion le cimetière. La solidarité des vivants et des morts, l’espoir d’être mieux conservé pour la résurrection des corps comptent parmi les motifs qui stimulent la demande. Les cadavres sont en lieu sûr dans l’église. C’est dans les cimetières que les étudiants en médecine vont chercher leurs objets de dissection… Quelles que soient les raisons ou les craintes manifestées par les fidèles, plus les paroisses vieillissent, moins elles sont en mesure de répondre aux vœux de tous ceux qui désirent l’inhumation sous l’église.

Comme la demande dépasse l’offre dans plusieurs paroisses, la hausse des frais d’enfouis se – ment est inévitable. À la fin du XVIIe siècle, il en coûtait 40 livres françaises pour une sépulture d’adulte. Le prix diminuait de moitié pour les enfants. Tel était le tarif des églises rurales.

Au XIXe siècle, les cours de justice pouvaient encore être appelées à arbitrer certains litiges eu égard à cette tarification séculaire. Compte tenu de l’inflation, le prix réclamé était devenu symbolique. L’évêque de Québec en était bien conscient. En 1834, il estimait le juste prix à dix fois la somme payée : « Ce droit est trop modique pour certaines paroisses populeuses et suffisamment aisées parce qu’il tendrait à faire de vrais cimetières de nos églises, au préjudice de la santé des paroissiens. » Cette opinion constitue un élément de réponse au curé de Saint-Vallier, soumis à la pression des fidèles. La hausse de prix pouvait être à la fois une mesure de dissuasion et un moyen d’accroître les revenus de la fabrique. C’est là un motif avoué des changements survenus aux Cèdres (Soulanges) vers1830. Comme on ne peut plus enterrer dans l’église, on transporte ailleurs les restes de ceux qui y avaient été enfouis, puis on aménage « une cave commode […] en haussant le plancher, il ne sera plus nécessaire comme auparavant de déranger les bancs ou soulever le plancher », afin d’inhumer dans l’édifice cultuel. En 1817, le curé de Nicolet alerte l’évêque sur la fréquence des enterrements dans l’église, « à cause de la modicité du prix ». Une résolution du conseil de la fabrique adopte le tarif proposé par le curé : 10 livres sterling seront désormais exigées pour l’inhumation d’un adulte. Voilà que des «no – tables de l’endroit sont choqués et disent qu’ils se feront enterrer à Saint-Grégoire », la paroisse voisine. Le tarif est-il trop élevé ? se demande le curé aux prises avec la grogne de ses parois siens fortunés. Pour des raisons sanitaires, ou pour tout autre motif jugé raisonnable, on peut décider d’abolir le droit de sépulture intra-muros. On l’a fait à Saint-Constant, à la fin des années 1830. En 1844, le curé raconte :

Un ancien et respectable marguillier de ma paroisse vient de mourir; sa famille désire le faire inhumer dans l’église suivant les intentions du défunt; mais il y a une délibération de marguilliers qui défend d’enterrer dans l’église; à laquelle défense le défunt et quelques autres marguilliers n’ont jamais consenti […] d’ailleurs nous étions pour régler cette affaire prochainement afin de ne point priver d’être inhumées dans l’église les personnes qui le désirent en payant en conséquence un tarif assez haut que je me propose de faire approuver par Votre Grandeur.

Abolir le privilège d’être inhumé sous l’église n’est donc pas une décision aussi sage qu’on pourrait l’imaginer. En 1811, outré de ce que le plancher de l’église exhale une « odeur fort dangereuse » et averti par le bedeau qu’il n’y a plus de place où déposer les corps, le curé de Vaudreuil prie l’évêque d’user de son autorité pour faire cesser l’inhumation sous l’église.

L’évêque défend d’y enterrer sauf « pour honorer par une sépulture distinguée quelque personne recommandable par ses longs services publics et surtout par une fidélité remarquable envers le gouvernement ». L’occasion est propice; les tensions montent entre les Yankees et les habitants des colonies britanniques. Le débat local se poursuit tant et si bien qu’en 1817 le curé se trouve dans une impasse : « Proposer d’enterrer dans l’église des personnes d’un certain rang, tous se croiront de ce rang. Mettre les capitaines de ce nombre, l’assemblée n’y consentira jamais […]. Je ne vois d’autre moyen que de les ad – mettre tous ou de n’en admettre aucun. J’excepte la famille seigneuriale. » La fermeté du clan parois sial favorable au maintien des privilèges incite l’évêque à la prudence. Il vaut mieux temporiser, ne pas refuser tout net l’inhumation sous l’église. On doit plutôt autoriser certaines inhumations en fonction de la qualité, du rang social des personnes. Le curé n’est pas un chaud partisan de cette politique. Il lui paraît « difficile de parler de qualité, de rang […] avec des gens naturellement plus grossiers que les habitants des autres paroisses ». Aux marges des zones habitées, les fidèles de Vaudreuil feraient montre d’une indo ci lité exceptionnelle. Pourquoi dès lors ne pas recourir à des mesures inusitées ? Le curé énumère une série de critères auxquels devront satisfaire les privilégiés du « sous-sol » de l’église :

1° avoir atteint l’âge de vingt et un ans. N’enterrer personne au-dessous de cet âge;

2° être domicilié dans la paroisse, et y avoir des propriétés au moins depuis cinq ans;

3° faire cette inhumation de suite, comme dans un cimetière; par là on ménagera le terrain.

Il faut aussi hausser le tarif, quatrième critère; et, cinquièmement, se soumettre à tous « les frais d’un enterrement et service solennel […] car pour l’honneur d’être enterré dans l’église ici on sacrifierait tout et on demanderait un service simple ». Mieux vaut rogner sur le faste des cérémonies religieuses que d’aller pourrir sous la pluie et geler sous la neige. Peut-être les fidèles de Vaudreuil sont-ils d’une espèce un peu singulière ? À Saint-Denis sur le Richelieu, par exemple, tous les défunts aisés se paient un service solennel : « deux cloches, les trois autels en noir, les premiers ornements, l’argenterie et pas moins de quarante cierges […] quatre clercs qui sont payés avec deux chantres. » Voilà des funérailles dont la pompe est d’inspiration religieuse. À ne pas confondre avec les cérémonies où se mêle un pur souci de prestige, quoique Saint-Denis ne fût pas épargnée de cette sorte de faste profane. Lors de la mort d’un riche notable, en 1814, « le colonel Bourdages y a conduit tout son bataillon sous les armes […].

L’église n’a pu contenir tout le monde. » Qu’est-il advenu des critères déterminés par le curé Paul-Loup Archambault, à Vaudreuil, vers les années 1810 ? Nous manquons de renseignements pour en rendre compte. Mais il n’est pas sans intérêt de noter qu’il y avait encore de la place sous l’église au moment de l’agitation : « une partie qui n’est pas moins que la moitié, peut recevoir les corps, puisqu’il y a douze ans qu’on n’y enterre plus. En attendant que ce côté soit rempli, les corps de l’autre côté auront le temps de consommer. » Le curé dispose d’une marge de manœuvre appréciable pour contenter ses paroissiens fortunés. Il n’en est pas ainsi dans toutes les paroisses. Durant cette même décennie, le curé du Sault-au-Récollet refuse d’inhumer sous l’église la mère de son confrère de Laprairie. Il ne reste « pas une seule place ».

 

Crypte des Hospitalières de Saint-Joseph, Hôtel-Dieu de Montréal
Crypte des sulpiciens, Grand Séminaire de Montréal
« À Saint-Anselme de Dorchester, une plaque de pierre commente le lieu de sépulture de François Audet, né en 1787, mort en 1855. Ce bâtisseur de l’église paroissiale renoue avec les manières anciennes des bâtisseurs de cathédrales. Il dort, comme on dit, sous les planches de son œuvre, et à fleur de terre parmi l’assemblée des ossements survit l’étrange, le solide sarcophage, œuvre de la fonderie locale dont on a brûlé le modèle en 1920, un linceul incorruptible, un tombeau qui a quelque chose de royal et quelque chose d’antique. La momie de François Audet, sa tuque de capitaine de milice, son foulard de soie blanc, sa redingote noire, opiniâtrement survivent dans leur mort ou survivent dans nos vies. » Paroles de Michel Garneau tirées du film de François Brault, Memento te. Stèles et croix de cimetière au Québec, Office national du film du Canada, 1982

Des notables sont morts, « qui ont tous été enterrés dans le cimetière quoiqu’ils eussent expressément demandé de l’être dans l’église ». Le curé lui-même compte enfouir le corps de son défunt père dans le cimetière paroissial « lorsqu’il plaira à Dieu de disposer de lui, et cela quoiqu’il ait demandé à l’être dans l’église ».

L’inhumation au « sous-sol » de l’église paroissiale est une marque de distinction pour les riches ou pour ceux qui sont voués au service du culte; ceux-ci peuvent être des laïcs de modeste condition. Les décisions favorables à l’inhumation sous l’église prennent en compte aussi bien les mérites d’un sacristain, d’un marguillier, d’un père, de la mère d’un prêtre, que la capacité de payer des familles. Plus de 150 personnes ont été enterrées dans l’église de Kamouraska entre 1795 et 1900. Il s’y trouve des prêtres, des membres de la famille seigneuriale, des représentants des professions libérales, quelques autres personnes de moyenne condition (Paradis 1948 : 380-388). Cent cinquante, c’est beaucoup pour un sous-sol d’église, mais c’est peu par rapport au nombre de sépultures. En un quart de siècle (1795-1820), on a inhumé 2 000 défunts à Kamouraska et moins d’une cinquantaine ont été enfouis sous le plancher de l’église. À Laprairie, l’historien de la paroisse en recense 350 contre des milliers inhumés dans le cimetière contigu à l’église (C.-J. Chevalier 1941 : 216). Quand on sait qu’à la fin du XVIIe siècle, un Français sur deux ou trois était enterré dans le sous-sol des églises urbaines (Ariès 1977 : 91), on reste surpris que les églises québécoises aient accueilli si peu de cadavres. Quand les curés interrogent l’évêque sur la pertinence et la persistance de ce privilège, c’est généralement pour en déplorer les inconvénients. À Repentigny, à la fin du XVIIIe siècle, une mourante demande l’inhumation dans l’église. Le curé envisage de refuser pour cinq raisons :

1° parce que depuis 9 ans que le plancher est rétabli, le seul M. Petit y a été enterré,

2° l’église est déjà si pleine de morts qu’il faudrait peut-être ouvrir la terre à plusieurs endroits,

3° le plancher est fait, les bancs cloués sur des ponts, qui sont eux-mêmes cloués sur le plancher, de manière à faire un grand dommage,

4° c’est une coutume qu’il faut abolir; il faut commencer à l’arrêter,

5° il y a là-dessus un consentement tacite de la majorité […] peu d’opposants.

En 1812, le desservant de Saint-Louis-de- Lotbinière témoigne lui aussi des problèmes qu’engendre la sépulture intérieure : « les planches sont toutes soulevées, il en sort de dessous une odeur sépulcrale très nuisible à la santé, on est toujours en danger de se casser les jambes et je crains fort lorsqu’il faut donner la communion ».

Un demi-siècle plus tard, le curé de Laprairie sonne l’alarme : quand on veut creuser une fosse dans l’église, «il est impossible de connaître les endroits qui ne renferment pas déjà les restes de quelque défunt ». On doit alors éprouver « le désagrément de rencontrer quelque ancienne tombe et quelquefois plusieurs, lesquelles il faut briser pour pouvoir creuser à la profondeur prescrite par la loi civile, ce qui ne se peut faire sans une certaine indécence et irrévérence, sans blesser les sentiments des parents et sans s’exposer à com promettre la salubrité de l’église et par suite la santé des fidèles ». Pour éviter ces inconvénients, le curé propose qu’à l’avenir on entoure les sépulcres de brique ou de pierre. La solution est moderne.

L’archevêque de Montréal donne son aval. Les sépultures intérieures coûteront 70 $ et devront être précédées d’un service de première classe (C.-J. Chevalier 1941 : 215).

Les événements survenus à Laprairie illustrent la victoire des hygiénistes sur une tradition tenace. À la fin du XVIIIe siècle, le curé de Lauzon, aux prises avec un problème semblable, demandait seulement la permission de déplacer quelques corps, à l’occasion d’une remise à neuf du plancher de l’église. Ces déplacements de cadavres devaient rendre les lieux plus propres à accueillir de nouvelles dépouilles. Un demi-siècle plus tard, les paroissiens de Lauzon ou d’ailleurs n’auraient même pas l’idée d’agir ainsi. La discipline diocésaine (Taschereau 1879 : 212) précise :

Dans toute inhumation faite dans une église, la bière sera recouverte d’au moins quatre pieds de terre, ou sera mise dans une maçonnerie d’une épaisseur d’au moins dix-huit pouces, si elle est en pierre, ou de douze pouces, si elle est faite en briques, la pierre ou la brique étant bien noyée dans le mortier.

Dans toute inhumation faite dans une église, l’emploi des désinfectants sera requis […]. Les désinfectants sont la chaux vive, le sulfate de fer, la terre desséchée, la tourbe, l’acide carbolique, le charbon de bois pulvérisé et toute autre préparation ou matière jugée suffisante par des personnes compétentes. On en met au fond du cercueil et on en couvre le cadavre après qu’il y a été déposé.

Malgré son originalité, la politique suivie à Laprairie et ailleurs n’en était pas moins une solution à court terme. À mesure que nous approchons du XXe siècle, les morts, même fortunés, s’éloignent du sanctuaire pour rejoindre la multitude anonyme du petit peuple des campagnes. Les hygiénistes ont gagné une bataille. Les riches héritiers feront désormais étalage de leur avoir, en érigeant de somptueux monuments funéraires sur la fosse de leurs défunts, à moins d’obtenir, rarissime privilège, un droit de chapelle funéraire.

Note (1)

Ce texte fait partie d’une série d’articles de notre grand dossier « Cimetières, patrimoine pour les vivants » tiré du livre du même titre par Jean Simard et François Brault publié en 2008.

Note (2)

Note : Ce texte est composé d’extraits de l’ouvrage de Serge Gagnon, Mourir hier et aujourd’hui, Québec, Les Presses de l’Université Laval, 1987

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