Historien, professeur et chercheur
Les vols de cadavres
La grogne des paroissiens laisse deviner les sentiments populaires à l’endroit de leurs morts. La fosse commune pour les petites gens inspire horreur et dégoût. Malgré les dispositions de la loi et la discipline ecclésiastique, les parents savent par ailleurs que le corps du disparu n’est pas tout à fait à l’abri des rôdeurs de charniers. Les clercs médecins recherchent des cadavres pour exécuter leurs travaux de dissection. Aux yeux des humbles, le vol et le dépeçage des morts est une terrible profanation. En ville, les cimetières sont surveillés par les gendarmes. Les mémorialistes du XIXe siècle racontent des arrestations de jeunes gens. Lors d’une de ces chasses aux cadavres, la police fait feu sur des étudiants en médecine et atteint un fuyard surpris dans un cimetière de Québec. Ces incidents suscitent bien des émotions. Mais science oblige! II faut, coûte que coûte, dénicher son cadavre. Un étudiant entre un jour dans la cathédrale de Québec; il aperçoit « un petit cercueil sans personne pour le garder en attendant que l’office des funérailles fût chanté, s’en empare sans cérémonie, et le plaçant sous le large manteau dont il était enveloppé, disparut avec sa proie, et échappa à toutes les perquisitions.
Le prêtre et les porteurs arrivent, plus d’office possible, le petit mort était parti comme par miracle (Têtu 1898 : 254). » Dans les villes, les vols de cadavres ont existé bien avant la création des écoles de médecine. « Plusieurs désireraient être enterrés à Saint-Jacques, pour éviter le vol de leur corps, qui se fait souvent dans les cimetières de la paroisse », écrit, en 1827, Jean-Jacques Lartigue à propos de la ville de Montréal. Les voleurs de cadavres sévissaient des deux côtés de l’Atlantique (Ariès 1977 : 362; Boissonnault 1953; Darmon 1982 : 30; Leblond 1986) à la ville comme à la campagne. Les ruraux s’en méfiaient d’autant plus qu’ils ne disposaient pas de corps policier.
Aussi, les charniers des campagnes faisaient-ils naître de l’inquiétude. Un témoignage de 1829 en fait écho : « Les charniers dans les cimetières font murmurer plusieurs personnes à cause du danger que courent les corps d’être enlevés. » Heureux les étudiants qui pouvaient mettre la main sur un pendu. Les autres, à leurs risques et périls, s’aventuraient dans un cimetière urbain ou encore parcouraient les campagnes sans avoir à creuser pour s’emparer d’une proie…
Il est difficile de connaître le sentiment des paysans à l’endroit de leurs morts. Or, les vols de cadavres servent d’indice de l’attachement des ruraux pour le corps de leurs défunts. Quand une femme, le printemps venu, demande à voir la dépouille mortelle de son enfant déposée dans le charnier, veut-elle s’assurer que personne ne l’a enlevée ou simplement revoir celui qu’elle a porté, qu’elle oublie avec peine ? Les curés acquiescent avec réserve aux demandes des survivants. « J’ai fait tous mes efforts pour la dissuader, lui représentant que la vue du travail de la mort sur son enfant pouvait avoir pour elle de funestes résultats. Rien n’a pu y faire. » À Saint-Jacques-le-Mineur, en 1855, les paroissiens vivent sur un pied d’alerte. À la fin de janvier, le curé raconte :
Six grandes personnes ont été inhumées ici depuis le 1er janvier et d’autres un peu avant. Déjà des clercs médecins ont fait une apparition sur le cimetière; mais heureusement qu’on était à veiller la nuit. On commence un peu à être fatigué de ces veilles qui pour plus grande sûreté […] devront se continuer une grande partie de l’hiver. On a imaginé le moyen de faire une profonde excavation dans un autre coin du cimetière pour y placer ces corps, qui sera remplie de pierres et autres choses qui pourraient rendre l’enlèvement impossible.
En 1858, un grand-père de Saint-Cuthbert demande que sa petite-fille soit inhumée aussi – tôt après sa mort. Nous sommes en mars. Un règlement local prévoit le report de la mise en terre au printemps. Le vieillard n’obtient pas le privilège réclamé. Qu’importe! Il fera inhumer sa petite-fille dans la paroisse voisine. Il communique à l’évêque les motifs de son dépit : des privilèges ont été accordés à d’autres. « De nuit, les portes de la sacristie étant barrées, on a enterré sous l’église le corps d’un enfant » d’une famille de l’élite paroissiale. Le vieillard souhaitait l’inhumation immédiate par peur d’un enlèvement. Quelques semaines après l’incident, le curé de Saint-Cuthbert procède à l’inhumation collective, à la suite du service religieux coutumier. « Notre cimetière n’est que trop souvent infecté par de jeunes étudiants en médecine qui s’emparent de ces corps du charnier, sans pudeur ni décence », raconte le grand-père frustré (Aubin 1982 : 229). En 1863, à Contrecœur, on redoute le vol. Le curé raconte en janvier :
Il pourra bien arriver que quelque jour je ne sais quand, que quelque gauche, je ne dirais pas malin, irait solliciter auprès de Mgr, la permission d’ouvrir les cercueils pour y voir des morts qui y sont enfermés et qui reposent dans le charnier, (le plus en sûreté peut-être de tous les charniers, qui est fait dans une partie de la cave de notre église). Il faut vous dire que dans le mois de novembre il se répand un bruit qu’on a vu à Montréal le corps d’un de mes paroissiens décédé, c’est un clerc docteur qui dit cela à un de mes paroissiens, probablement dans le but de le faire parler sur la manière dont est fait notre charnier. Voilà que ce bruit parvient à la famille du mort. On vient me trouver, on me demande à aller au charnier, (c’était le jour d’une sépulture), je réponds que c’est une insulte à me faire que de me demander une telle chose, vu que l’on savait que les clefs de toutes les portes étaient chez moi, que je ne les livrais qu’à mon bedeau, dont j’étais bien sûr, qui ne les gardait que peu de temps, que tous les soirs la clef de l’église s’apportait au presbytère, qu’enfin s’il y avait quelque chose de dérangé à l’église, j’aurais été le premier à en avertir et que j’étais assuré que rien n’avait été touché ni dérangé. L’individu va dans le charnier avec ceux qui portaient le dernier mort, il voit le cercueil de son parent, le soulève, s’en revient très convaincu que le corps y est, ne s’arrête pas; on va jusqu’à dire qu’on a mis à la place du corps des pierres. J’en ai parlé à l’église et je leur ai ajouté que si on m’avait apporté un corps dans le cercueil, il s’y trouvait encore, que s’il n’y en avait pas, c’est qu’on l’avait volé à la maison.
L’autopsie
Philippe Aubert de Gaspé, fils
Extrait de Philippe Aubert de Gaspé, fils, L’influence d’un livre, roman historique, Québec, William Cowan, 1837.
Dans la ville de Québec, au bas de la côte du Palais, est une jolie petite rue, remarquable par sa grande propreté, qui s’appelle rue de l’Arsenal. Le no 2 au dehors, n’a rien de bien frappant. — Le jeune homme qui s’arrêterait, sous les jalousies vertes du premier étage, dans l’espérance de surprendre un sourire de femme, ou de voir un joli visage rose, serait bien trompé; car elle n’est habitée que par des squelettes hideux. La seule pièce qui compose cet appartement est le cabinet ostéologique et la chambre de dissection de la ville.
Autour des murs sont d’immenses armoires vitrées où sont rangés, avec ordre, les squelettes des plus fameux criminels de la province. Si vous le visitiez, maintenant, vous y verriez Lepage, monté sur un cheval, tenant d’une main le marteau fatal au malheureux Guillemette. Il y a quelque chose d’attristant dans ce tableau et la première idée qui frappe le visiteur, en entrant, est celle de la fameuse peinture de la mort sur le cheval pâle. Est-ce la grande idée poétique de l’Apocalypse que les jeunes étudiants ont voulu rendre visible? ou est-ce une simple plaisanterie sortie de la tête de quelque étourdi qui ne comprenait pas la grandeur de sa pensée ? Qui peut décider cette question dans un siècle où ceux qui se livrent à l’étude de l’anatomie en font une étude de calembours et vont folâtrer jusque sur les tombeaux ? Au temps dont nous parlons, c’était un fameux voleur du nom de Hart qui était à la tête du musée; mais les directeurs lui firent céder sa place à Lepage, qu’ils séparèrent même d’avec les autres, mus par la même idée que Victor Hugo a depuis revêtue en si beaux vers :
Et que ton âme, errante au milieu de ces âmes,
Y soit la plus abjecte entre les plus infâmes :
Et lorsqu’ils te verront paraître au milieu d’eux
Ces fourbes, dont l’histoire inscrit les noms hideux
Que l’or tenta jadis, mais à qui, d’âge en âge,
Chaque peuple, en passant, vient cracher au visage,
Qui portent sur leurs lèvres un baiser venimeux :
Judas qui vend ton Dieu, Leduc qui vend sa ville.
Groupe au louche regard, engeance ingrate et vile,
Tous en foule accourront — joyeux sur ton chemin
Et Louvel indigné repoussera ta main.
Tout l’ameublement de cette pièce consistait en une table couverte d’un drap vert, une autre de bois de noyer et quelques chaises. Dans une matinée fraîche du mois d’octobre, trois jeunes étudiants étaient assis près d’un petit feu de grille qui répandait une chaleur agréable dans cet appartement naturellement humide. À leur droite était une bouteille d’eau-de-vie, quelques verres sur la table et, du côté opposé, les débris d’un cadavre de femme et d’enfant.
— Nous allons donc avoir un sujet nouveau, Dimitry, dit le premier, qui s’appelait Leduc, en se versant à boire.
— Tant mieux, répondit celui-ci, car je t’avouerai que notre dernière expédition m’a dégoûté.
— Mais c’est vrai, je n’y étais pas, raconte-moi donc comment cela s’est passé.
— Est-il vrai que Young soit arrêté?
— Oui, et comme nous devions nous y attendre, en vrai gentilhomme, il se propose de porter la peine seul. Est-ce que tu ne lui as pas raconté, Rogers ?
— Non, dit celui-ci, en baillant, je n’y ai pas songé depuis.
Tu le connais bien, Leclerc, la petite fenêtre de la chambre d’autopsie de l’hôpital des Émigrés. Eh ! bien, nous avions fait rentrer Kidd, qui est tout petit, comme tu sais, et il nous a passé les deux corps. Kidd était sorti et nous nous disposions à reprendre le chemin de notre demeure, lorsque nous rencontrâmes trois maudits WATCHMEN qui, nous voyant porter ce fardeau enveloppé dans un drap blanc, soupçonnèrent notre occupation et se mirent à notre poursuite, nous laissâmes tomber les corps et nous nous enfuîmes; mais ils ont reconnu Young, par malheur. Ils n’ont pas osé toucher aux cadavres; et tandis qu’ils allaient chercher du secours, nous avons réussi à les transporter ici.
Dans ce moment la porte s’ouvrit et laissa entrer un nouvel étudiant.
— Ah ! bonjour donc, St-Céran, dit Rogers qui avait gardé le silence jusqu’alors; d’où viens-tu ? Tu as froid, va prendre une nippe*.
— Je viens de l’exécution, messieurs.
— Est-ce fait ? dit Rogers.
— Oui, dans une heure, le corps sera ici. Il a beaucoup souffert en mourant ! Et St-Céran s’étant servi d’un verre d’eau-de-vie, s’approcha du feu en adressant la parole à Rogers.
— Pourrais-tu me dire qui va présider à l’ouverture du corps ?
— Je crois que ce sera le docteur F***, mais je n’en suis pas sûr. Enfin, peu importe, nous avons bien de l’ouvrage, pour une quinzaine de jours, au moins.
— Oui, s’il n’y a pas d’études particulières.
— J’espère, Rogers, que tu n’emporteras pas les deux bras cette fois, et toi, Leclerc, la tête; j’ose croire que tu ne t’exposerais pas, Dimitry, à laisser tomber les poumons dans la rue comme cela t’est arrivé l’autre jour.
— Tenez, voilà le corps qui arrive, dit Leclerc, qui s’était approché de la fenêtre, et bien escorté; car voici une demi-douzaine de nos amis avec trois honorables membres de la faculté. Alors, St-Céran, silence sur les bras, têtes et poumons. Tu connais le proverbe anglais : no tales out of school.
* Verre d’eau-de-vie
D’après le récit du curé, il ne semble pas que l’incident ait mobilisé l’ensemble de la paroisse.
Une affaire survenue à Saint-Roch-de-l’Achigan, en 1827, est d’une tout autre ampleur. Des bruits courent qu’un cadavre a été volé. Le père du défunt, bravant tous les interdits, veut vérifier si les rumeurs sont fondées. Chroniqueur des événements, le curé espère de l’évêque une règle de conduite si l’incident se reproduit :
Aujourd’hui il y a eu un scandale horrible dans mon cimetière. Un père a déterré le corps d’un de ses enfants âgé de 21 ans. Je lui ai dit qu’il ne devait le faire qu’avec plein pouvoir du magistrat, je lui ai défendu d’en agir autrement. Le marguillier en charge en a fait autant, il a répondu que le magistrat n’avait point d’ordre à donner […] qu’il avait toute liberté comme père. C’est sur les bruits que le corps de son fils avait été volé la nuit, il a été accompagné d’une centaine de personnes. Il y a eu colère et blasphème, mais nul assaut. J’ai regardé cela comme une vraie profanation de la Terre sainte; le bruit avait quelque vraisemblance, car un petit cercueil d’enfant mis par-dessus la tombe de l’homme s’est trouvé vide, mais l’homme lui-même s’est trouvé tout entier dans le sien. On a emporté en triomphe le cercueil de l’enfant
Mourir à ses risques et périls
J’ai appris avec peine que vous aviez donné dans votre église la sépulture à un nommé […] des Cèdres, que j’avais défendu à son curé d’enterrer, à cause de la mauvaise vie qu’il avait menée publiquement. Vous deviez d’autant moins l’enterrer sans m’avoir consulté, que vous aviez connu sa vie scandaleuse […] et qu’on l’a déterré d’une île où il était bien placé, pour l’enterrer contre les règles dans le lieu saint. Mais comme j’ai ouï dire que sa famille avait demandé pour lui un service dans votre paroisse, je défends que cet honneur lui soit rendu, non plus que tout autre à l’avenir, sans avoir reçu mes ordres (Mgr Jean-Jacques Lartigue au curé de Contrecœur, le 6 novembre 1821).
Le chrétien fidèle à ses devoirs religieux franchit habituellement le dernier passage en compagnie du prêtre. Il a droit à tous les honneurs des funérailles religieuses : messe et prières communautaires dans l’église, en présence de son corps; inhumation dans le cimetière bénit. Une mort subite peut surprendre un fidèle qu’on présume en dette avec l’au-delà : le défunt n’a pas fait ses pâques depuis une ou plusieurs années, il est réputé pécheur public, c’est-à-dire qu’il a scandalisé par une conduite immorale. On peut mourir de mort naturelle ou subitement, par accident, meurtre ou suicide. Les noyades sont les morts accidentelles les plus courantes, que nous relate la correspondance des prêtres avec l’instance diocésaine. L’événement acquiert une certaine notoriété en raison même de son caractère exceptionnel. Car elles sont peu nombreuses les morts subites survenues dans des circonstances qu’on dit douteuses. L’inquiétude des prêtres à l’égard des morts soudaines leur commandait d’en faire le dénombrement. Au cours des années 1860, dans l’ouest du Québec, c’est-à-dire le territoire aujourd’hui occupé par les diocèses de Montréal, de Valleyfield, de Saint-Jean de Québec, de Saint-Jérôme et de Joliette, une centaine de catholiques sont décédés subite ment dans les paroisses rurales. Sur 3 000 décès, on en dénombre une quarantaine dans la paroisse Notre-Dame pendant deux ans; la pro portion est sensiblement plus élevée à la cam pagne où, parfois, les mauvais chemins rendent impossible le secours in extremis du prêtre. Chaque fois, lorsque la mort est passée sans laisser au défunt le temps de recevoir l’extrême-onction, on délibère pour savoir si la cérémonie religieuse sera abrégée pour quelque faute, si la mise en terre dans la partie consacrée du cimetière est méritée par celui qui vient de mourir ou si le corps va pourrir dans quelque coin réservé aux sépultures des enfants morts sans baptême.
Combien de chrétiens ont ainsi été privés de funérailles religieuses ou d’inhumation en asile sacré? Des enquêtes pastorales en font parfois le dénombrement. En 1861, chaque curé de la centaine de paroisses du diocèse de Montréal doit répondre à la question : On compte dans le cimetière des enfants morts sans baptême, tel nombre de « grandes personnes mortes dans le crime ». En 1868, la question est formulée ainsi : « Combien sont refusés à la sépulture ecclésiastique parce qu’ils n’ont pas fait leurs pâques ou quelque autre raison grave? » Il se trouve plus de zéros que d’unités dans les réponses curiales : pour les deux années en question, c’est environ 80 % des paroisses qui n’enregistrent aucune mort présumée suspecte aux yeux du souverain juge. Et encore, quelques curés qui ont inscrit un nombre ajoutent : un depuis vingt ans, aucun depuis 1837 (Sainte-Scholastique), deux il y a plusieurs années, un inconnu trouvé noyé. Quelques rares curés précisent les motifs de l’absence de sépulture chrétienne : un ivrogne, des « arrérages de pâques », un suicide. Mais laissons aux historiens-sociologues le soin d’analyser ces dénombrements (Gagnon 1972 : 113-127). Contentons-nous de souscrire au point de vue d’un curé qui, sans donner de chiffres, indique simplement que « ces malheurs sont très rares ». Ce faisant, peut-être aurons-nous plus de chance de découvrir le sens de la règle transgressée par des marginaux trop peu nombreux pour justifier l’exercice statistique. La transgression des règles morales est le critère habituel d’exclusion du cimetière bénit. L’interdit constitue une forme de sanction dont les critères varient quelque peu d’un diocèse à l’autre. Dans la région parisienne, aux XVIIe et XVIIIe siècles, la liste des réprouvés comprend des vagabonds, des excommuniés, des non-pascalisants, des comédiens et autres pécheurs publics, auxquels s’ajoutent d’autres types d’exclus de la Terre sainte : les enfants morts sans baptême, les jansénistes, les protestants et les juifs (Thibaut-Payen 1977). Pour eux, point de repos dans la terre bénite. Si, là-bas, la Révolution a modifié la règle, la discrimination en fonction des croyances ou de la conduite morale est toujours de rigueur dans le Québec du XIXe siècle.
En règle générale, le champ des morts est divisé en deux parties que les fidèles ne confondent pas. Par exception, certains cimetières ne sont pas pourvus d’un espace profane susceptible de mettre les fidèles à l’abri des « autres ». Au milieu des années 1820, Jean-Jacques Lartigue, adjoint à l’évêque pour l’ouest du Québec, s’inquiète de ces irrégularités : « Dans plusieurs paroisses de mon district, on enterrait les enfants morts sans baptême dans le cimetière commun, sans aucune séparation de clôture, quoique dans une place distincte de l’enclos du cimetière. J’ai ordonné de les séparer des fidèles par une clôture, et de réconcilier ensuite le cimetière des Chrétiens. » Dans son Recueil des notes diverses sur le gouvernement d’une paroisse (Paris, 1830), coutumier destiné aux jeunes curés de campagne du Québec, Thomas Maguire réaffirme les exigences canoniques : « Dans quelques paroisses, un petit terrain, contigu au cimetière, a été fermé d’une clôture, et destiné à enterrer les protestants et les enfants morts sans baptême. Cet exemple est digne d’être imité […]. » Les indésirables « pollueraient » le cimetière, selon l’expression canonique en usage. Le rituel énumère la liste des marginaux du champ des morts :
Les juifs,
Les infidèles,
Les hérétiques, apostats ou schismatiques,
Les excommuniés,
Les suicidés, sauf s’ils se sont supprimés « par frénésie ou accident »,
Les individus morts au cours d’un duel,
Les pécheurs publics, c’est-à-dire ceux qui ont scandalisé par leur conduite sans se repentir avant leur mort.
La dernière catégorie comprend les transgresseurs de l’ordre moral institué. La publicité de la faute entraîne la réduction du rituel mortuaire aux seules exigences civiles de la mise en terre.
En vertu de la croyance à la transmission du péché originel, les enfants morts sans baptême n’ont pas droit à la sépulture en terre sacrée. Par contre, les enfants morts purifiés par les eaux baptismales sont réputés innocents jusqu’à l’âge de la puberté. Ils « n’ont point besoin de prières » et montent tout droit au ciel, sans attendre le temps de purgation communément imposé aux adultes. Avant la modernité, on rend grâce à Dieu d’avoir épargné aux enfants « la corruption du siècle » par une mort prépubertaire. L’innocence enfantine est mise en valeur de multiples façons.
Les ornements blancs sont de rigueur. La dépouille mortelle du petit « ange » peut être décorée par « une couronne de fleurs, ou quelques herbes odoriférantes, pour marque de l’intégrité de sa chair et de sa virginité ». Trop jeune pour avoir péché, parce qu’il n’a pas l’âge de « raison », c’est-à-dire la capacité de faire un choix moral, le petit baptisé est l’élu par excellence. Il représente l’antithèse des individus mis à l’écart dans le champ des trépassés. La pureté du cimetière est préservée au prix de mille précautions. Quiconque ne répond pas aux critères d’admission, « enterré par force ou autrement dans un lieu saint », sera tiré hors de terre, puis inhumé dans un espace profane, « si l’on peut discerner son corps », écrit Mgr de Saint-Vallier (Beaudry 1870 : 255). Ensuite, on procédera à la réhabilitation du lieu profané. Telles sont les règles édictées par le rituel et reprises dans divers exposés normatifs en usage dans le diocèse de Québec. La règle donne matière à interprétations. Dans la mesure du possible, le curé sollicite l’arbitrage de l’évêque, médiation dont les historiens sont redevables d’une riche correspondance casuistique.
La Tombe du matelot anglais
Vers l’année 1857, par une belle journée d’été, une grande barque anglaise, partant de Québec avec une cargaison de bois en destination de Liverpool, Angleterre, vint mouiller vis-à-vis Saint-Jean-Port-Joli, à environ un mille et demi en bas des Piliers et du Phare, mais un peu en amont de l’église paroissiale, quoique le vent d’ouest lui fut favorable pour continuer sa route vers l’Europe, son pays d’origine.
Un vieux marin se trouvant par hasard sur le rivage se mit à observer ce navire qui s’arrêtait ainsi sans cause apparente. Il le vit carguer ses voiles, puis tourner lentement de bord, retenu qu’il était par son ancre solidement arapée au fond du fleuve. Cette manœuvre inusitée l’intriguait. Il s’assied sur une large pierre et se mit à conjecturer qu’elle pouvait bien être la cause de cet arrêt par cette brise d’ouest et ce beau ciel sans nuage.
Il était pensif et rêveur depuis une demi-heure quand ses yeux encore perçants et habitués aux choses de la mer aperçurent une embarcation se détacher du voilier et se diriger vers la plage à force de rames. Cette chaloupe montée par quatre vigoureux matelots fut bientôt à portée de voix, et, comme la marée était haute se dirigea et entra dans l’Anse-des-Pierre-Jean, situé à un mille et demi à l’ouest de l’église de Saint-Jean.
Le vieux marin alla rejoindre les matelots qui venaient de sauter à terre et hâlaient l’embarcation jusque sur le sable. Alors il aperçut un autre matelot gisant sur le fond de la barque, paraissant malade, la tête reposant sur une sorte d’oreiller fait des habits de ses compagnons. Ses yeux étaient fermés, il paraissait inanimé.
Tandis que l’un des hommes remontait dans la chaloupe et s’approchait du malade pour lui annoncer qu’on était arrivé sur terre, un autre qui paraissait être le chef des autres s’avança vers le vieux marin et, s’exprimant en anglais, le salua et s’informa s’il connaissait quelqu’un qui voudrait prendre soin de cet homme très malade et le transporter à Québec afin de le placer dans un hôpital.
Le vieux marin lui répondit ce qu’il en pensait, puis le pauvre malade fut débarqué avec mille précautions et on le coucha près d’une longue corde de bois d’érable dont cette partie de la grève était littéralement couverte. Car dans ce temps-là, il se faisait un grand commerce de bois de corde, que les cultivateurs amenaient à l’Anse pour être embarqué sur les goélettes et expédié à Québec où il était vendu.
On mit donc là le matelot ainsi que son coffre contenant ses effets, puis après de touchants adieux la chaloupe remise à flots reprit le large et regagna son navire, qui bientôt reprit sa course majestueuse avec ses voiles blanches gonflées du vent d’ouest et fila vers l’océan, vers l’Angleterre. Mais chacun avait le cœur gros de laisser ainsi un compatriote, un camarade, un ami, seul et malade sur un rivage étranger, quoique hospitalier.
[…]
Aussitôt qu’il eut rendu le dernier soupir, on envoya chercher Antoine Fournier, menuisier, qui lui confectionna un cercueil dans lequel il fut déposé. La même charrette du matin lui servit de corbillard. On reprit le chemin de la grève et, arrivés à trois ou quatre arpents plus loin d’où on l’avait trouvé, on lui creusa une fosse dans le sable du rivage, sur une petite élévation; cependant dans les grandes marées de l’automne les flots débordés viennent, à défaut des larmes des siens, mouiller sa tombe des froids baisers. […]
Source : Arthur Fournier, Mémorial de Saint-Jean-Port-Joli, 1923, p. 350-357. Archives de la Côte-du-Sud et du Collège de Sainte-Anne, La Pocatière.
Note (1)
Ce texte fait partie d’une série d’articles de notre grand dossier « Cimetières, patrimoine pour les vivants » tiré du livre du même titre par Jean Simard et François Brault publié en 2008.
Note (2)
Ce texte est composé d’extraits de l’ouvrage de Serge Gagnon, Mourir hier et aujourd’hui, Québec, Les Presses de l’Université Laval, 1987