
Administrateur et collaborateur
Sobre, le monument repose à même le sol. Il commémore une tragédie familiale qui m’est lointaine, mais qui revit en ce lieu. Nous gardons le silence. En lisant, gravé dans le granite, le prénom de chacun des neuf enfants, tout comme leur année de décès, 1967, le souvenir refait surface.

Dans la nuit du 29 décembre 1967, un incendie se déclare dans une maison en bois. Combustible, comburant, flammes vives — en une heure elle n’est plus que cendres. Le terrible embrasement emporte neuf des dix-huit enfants Girouard-Filion. Ceux qui ont survécu étaient soit absents de la maison, soit avaient sauté par la fenêtre, écoutant en cela les implorations des parents, déjà eux-mêmes gravement brûlés: Sautez, sautez ; leur criaient-ils : ce faisant, l’une des rescapées s’est brisé la colonne vertébrale. Ceux qui, trop apeurés par le saut, sont retournés vers le brasier pour tenter d’emprunter l’escalier intérieur ont péri.
La transmission aux voisins de la tragédie passe d’abord par la fumée de l’incendie. Bien avant les textos, mon grand-père, alarmé par l’émanation lointaine, mais localisable, décide alors de se rendre sur place. Ma grand-mère le munit de piles de manteaux et de couvertures. Il file dans le tout petit véhicule scolaire orange à douze places, conducteur d’autobus qu’il est, parmi d’autres petits boulots. Quand il revient, la transmission devient silencieuse. Le petit autobus est vide et son conducteur reste sans mot.
La transmission par le silence va perdurer. Après des funérailles douloureuses où figurent neuf cercueils blancs alignés par ordre de grandeur, les deux parents ayant survécu à leurs brûlures élaborent un pacte : On ne parle plus jamais de ça.

Tacitement, le pacte s’étend à la famille et à la paroisse. Les visites à la pierre tombale du cimetière demeurent rares et furtives.
Enfant, mes parents m’ont transmis l’histoire qui devait demeurer sous le sceau du secret.
Jusqu’à son décès en 2015, Alice, la mère endeuillée, restera enfermée dans un quasi-mutisme. Mais souvent, lors de fêtes familiales, j’ai gardé l’impression de l’avoir surpris à chercher lentement, mais intensément dans la marmaille des autres une résurgence, des souvenirs et quelque fantôme. (Roland Girouard décèdera en 1988)
Nous voici réunis à Saint-Aimé-du-Lac-des-Îles, petite municipalité située dans les Laurentides ne comptant que 815 habitants. Immobile devant cette pierre qui gît là au cœur de ce tout petit cimetière me revient la mémoire du drame. Je n’ai jamais connu les enfants d’Alice, seulement l’histoire du drame qui a marqué sa vie, et transmission oblige, je le livre aux collègues de l’Écomusée. Je leur raconte avec quelques trémolos dans la voix, et je perçois leurs sanglots inaudibles.

Les petits cimetières paroissiaux conservent dans la pierre le souvenir de nos morts et des drames qui signent nos communautés. Cette mémoire, il faut la préserver et la documenter. Ces lieux regorgent non seulement de tragédies comme celle des Girouard, mais également d’une multitude d’histoires de vie qu’il faut continuer à transmettre, à fouiller et à faire revivre ne serait-ce que pour rappeler la cruauté de la vie, le courage qu’il faut pour l’affronter et aussi pour ne jamais oublier notre statut de mortel.