
Historien
Nos églises paroissiales demeurent les plus émouvantes œuvres d’architecture de notre société québécoise. Elles triomphent toutes au milieu des agglomérations en ville et en région. C’est à coup de dix cents que nos anciens, selon leurs moyens, ont pris tout le temps qu’il faut pour ériger des lieux sacrés afin de dialoguer avec les divinités sur la portée de la croyance et de la foi. Le temple était notamment le haut-lieu de consécration des grands rituels personnels de fêtes et de passage, la naissance par le baptême, le mariage pour sceller les unions d’amoureux et les funérailles soulignant le grand départ vers l’au-delà. Sans oublier tous les grands moments collectifs hebdomadaires et annuels des communautés de fidèles, confirmés par des cérémonies à l’église-musée-salle de spectacle. Nos églises apparaissent toutes comme des lieux d’art et d’histoire.

Nouvelles valeurs
Depuis cinquante ans, au pays du Québec, la croyance religieuse et la fréquentation de ces édifices signaux ont bien changé. Chez plusieurs, pour ne pas dire une majorité, le rationalisme scientifique a remplacé la bible, l’histoire sainte et les textes sacrés du christianisme de Rome. Dorénavant, on se rapporte à la science pour expliquer l’origine de l’univers et l’apparition de la vie sur terre sous toutes ses formes, incluant la forme humaine. Mais nos églises-musées composent toujours un urbanisme original multiplié par des centaines de spécimens disséminés sur le territoire national, des traces de culture et d’enracinement. Musées d’art parce que les fabriques des paroisses qui gèrent ces biens ont fait appel aux meilleurs artistes de leur temps pour ériger le temple à la majesté du Dieu suprême. Et ces institutions ont passé des commandes aux peintres, sculpteurs, ornemanistes, orfèvres pour composer un véritable trésor. Ces administrateurs ont également fait appel aux petites mains de communautés religieuses pour confectionner différents travaux d’aiguille et des vêtements théâtraux brodés et souvent garnis de dentelles. D’habiles ferblantiers ont été invités à signer ces fabuleux clochers coiffés d’un coq qui chantent symboliquement les louanges de l’Église et de la France. Les services des plus inventifs forgerons serruriers ont été retenus pour travailler le fer. En somme, une pléiade d’artistes et d’artisans qui ont donné le meilleur d’eux-mêmes pour servir la soumission à Dieu. Toute cérémonie pratiquée dans une église paroissiale tenait du spectacle théâtral présenté sur la scène du chœur illuminé par de spectaculaires lustres et agrémenté du chant des chorales et de la musique d’orgue, un instrument à vent, souvent de facture québécoise. Aux cérémonies, le temple se métamorphosait en vaisseau spatial où tous les dimanches et jours de fête, les fidèles étaient convoqués à passer du monde profane au monde sacré, bien installés dans la nef à leur banc de famille. Au moment de la consécration du pain et du vin au corps et au sang du Christ, hommes, femmes et enfants étaient invités à se recueillir et à se prosterner pour franchir l’arc de triomphe du retable afin de se connecter aux mystères de l’Infini. Un grand décollage que permettait le clocher, cette antenne pointée vers le centre de l’univers, un émetteur couronné par la croix et le coq, répétons-le, deux de nos plus grands symboles de civilisation. Tel était le sens du temple au cœur de la paroisse et de la cité.
Et la vie de chaque individu était donc rythmée par une cérémonie religieuse colorée tenue à l’église. C’est dans cette enceinte d’élévation de l’âme de contemplation qu’on présentait joyeusement au public tout nouveau-né. L’espace sacré servait aussi à dire à tous son amour et consacrer l’union des couples. Et le deuil d’un proche ne pouvait être apaisé que dans une rencontre funéraire de différents degrés, de la grande pompe avec tout un décor dont les étonnants catafalques et une atmosphère opulente de circonstance à la célébration ordinaire, selon ses moyens. L’église paroissiale servait à marquer publiquement les rites de passage de chacun et à les sacraliser. Je parle à l’imparfait, mais plusieurs de nos concitoyens, portés par la foi en Dieu, maintiennent ces rituels pour les grands moments de leur vie. Mais focalisons-nous maintenant sur la question des funérailles et sur le rituel du grand départ.
Pour traverser le Styx
Toutes les cultures et les civilisations ont créé des cérémonies pour passer de vie à trépas. Les civilisations les plus anciennes, chinoises, égyptiennes, incas et les plus primitives aussi, installées sur les cinq continents, toutes ont élaboré des scénarios concrétisant des croyances, marquant un panthéon et des règles de vie déterminées sur des fondements de la foi. Les Chrétiens ont hérité de plusieurs élans culturels du passé. Grecs et Romains notamment, vont marquer de façon originale leur pensée et leurs agissements face à la mort et au traitement de la dépouille. Les Grecs de l’Antiquité, par exemple, croyaient que le monde des vivants et celui des morts, les Enfers (Hades), étaient séparés par un grand fleuve, le Styx (Achéron) et qu’il fallait utiliser une embarcation pour traverser les âmes et rejoindre les ténèbres. Un certain Charon offrait ce service de transport maritime. Mais en échange, il s’attendait à recevoir une petite somme, l’obole pour ses efforts risqués. Ainsi, les défunts inhumés chez les Hellènes portaient une petite pièce dans la bouche pour payer le nocher. La mort a toujours exigé des préparatifs rituels, psychologiques et physiques. Quand arrive le décès d’un proche, les besoins se bousculent, l’émotion en aveugle plusieurs à tel point que le marché de la mort a pu profiter de ces circonstances difficiles. Je vous confie ma réflexion et quelques données sur les composantes de ma trousse personnelle pour traverser le Styx. J’ai toujours été prévoyant…
Les préparatifs
Dès le départ, j’ai choisi l’incinération de mon corps inerte, libéré de son âme, de son animus. Brûler le vaisseau de mon voyage sur terre, traiter L a dépouille, mettre en cendre le support de la conscience, de la pensée et de la vie demeure une pratique millénaire portée par de nombreuses civilisations et cultures. Et chez nous, au Québec, depuis trente ans, le bûcher est devenu le choix de la majorité, en ville et à la campagne. Les columbariums, ces édifices où on aligne des urnes funéraires s’élèvent un peu partout dans les agglomérations. Mais la trousse pour traverser le Styx contient plus qu’un choix de traitement final des restes. Il faut penser au contenant des cendres, à la mise en scène de la commémoration pour permettre aux survivants de bien vivre leur deuil, il faut prévoir la cérémonie funèbre pour servir à surmonter une disparition bouleversante et dire en même temps sa vision de l’au-delà et de la croyance. Finalement, on doit déterminer sa résidence finale pour l’éternité.
J’ai d’abord pensé au contenant de l’exposition post-mortem des cendres. Je ne veux pas finir dans le standard commercial industriel. J’aime bien choisir mes costumes. J’ai donc fait appel à mon ami, l’ébéniste Philippe Orrendy de Kiamika, un petit village de 700 habitants près de Mont-Laurier, un lieu célèbre notamment par un de ses citoyens mythiques dans notre histoire, l’homme fort Jos Montferrand (1802-1864). J’ai connu Philippe, cet artisteartisan sénior, il y a plus de 30 ans au Salon des métiers d’art de Montréal. J’avais acquis quelques œuvres, des sculptures, des coffrets et des bijoux en bois de fine marqueterie. Kiamika est fréquenté pour sa grande nature, la clarté de ses lacs, la pureté de ses rivières aux eaux limpides s’agitant sur des tapis de galets polis par les millénaires, un pays vert ouvert à la contemplation et à la saine Nature. Le regard de l’homme imprégné par son milieu paradisiaque avait notamment animé une production de galets en bois sur un lit de rivière tumultueuse également en matière ligneuse qui avait alors séduit plus d’un collectionneur de beaux objets faits main ! Je lui ai simplement soumis mes attentes funéraires, lui laissant toute la liberté d’inventer. Nous sommes un pays de bois et d’un enracinement autour de la fleur de lys.
Quelques mois plus tard, j’ai reçu l’œuvre de ma résidence finale, mon mini-tombeau. Le contenant se présente sous la forme d’une boîte carrée de 15 cm x 15 cm et d’une hauteur de 32 cm incluant le couvercle. Ce coffret, construit en érable piqué aussi appelé bois dur, presque imputrescible offre une surface dans des camaïeux d’orangé en œil d’oiseau (birdeye). Le couvercle bien ajusté est muni d’une poignée stylisée polie et conviviale par sa fluidité tirée du même matériau, pastillée de rondelles de noyer noir, une essence de finition chez nous des chœurs d’église. L’intérieur de ce couvercle est signé-gravé Philippe Orrendy et daté décembre 2018. Le dedans de la boîte est en bouleau jaune, arbre nordique dont la matière ligneuse offre une grande douceur graphique. Cet arbre est devenu emblématique du Québec où il aime croître plus que partout dans l’univers végétal. Les arêtes structurales de cette tombe des poussières sont agrémentées de filets de fine marqueterie de bois exotiques, padouk africain (bois de santal), de lacewood (acajou africain), d’arrariba brésilien, mariant toutes les couleurs chaudes et précieuses des bois exotiques. Une fleur de lys en fer forgé mordu par la rouille, un vestige archéologique affirme la façade du dimanche de ce contenant mémoriel.
Cette châsse de mes restes s’installe sur un lit de rivière tumultueuse en bois qui représente la pureté nordique du Québec, entourée de cinq galets polis, décorés à leur tour de filets de bois exotiques en fine marqueterie. Ces œuvres d’une grande douceur au toucher, s’ouvrent en deux comme des huîtres pour révéler leur contenu allégorique. Le premier contient symboliquement le vent, le second, la pluie, le troisième la terre, vient ensuite le feu ardent et la dernière enchâsse la lumière. Un ensemble évocateur de ce dernier voyage, celui vécu, celui à venir.
J’ai accepté que l’exposition post-mortem de ma personne allait se résumer à quatre éléments : mon urne cinéraire, un grand portrait, un drapeau du Québec et un bouquet de fleurs de lys. L’urne et sa mise en scène seront donc déposées sur une table portant également un grand portrait de ma personne, bien encadré, une œuvre me présentant dans la force de l’âge. J’ai donc utilisé un cliché de 1995 — j’avais 53 ans — signé de mon ami, le photographe professionnel Normand Rajotte, un immense artiste des sels d’argent dans la manipulation savante et cordiale de l’ombre et de la lumière. Ce portrait demeure mon préféré dans mes 78 ans de vie, celui qui représente le mieux l’image que je souhaite laisser à ceux qui viennent. Un portrait d’hiver en plein travail qui montre ma détermination et rencontre la devise choisie à la fin de mes études classiques à l’âge de 20 ans, « Comprendre pour juger et apprécier ».
Pour affirmer mon amour indéfectible de mon pays le Québec jadis nommé Canada et de ma nation, j’ai acquis du marché un drapeau du Québec, le plus élégant pouvant servir à l’intérieur. Base en bronze, hampe en chêne, pointe à fleur de lys en métal doré, le modèle qu’on retrouve dans les bureaux d’un ministre de notre gouvernement. Toute ma vie, j’ai voulu servir, protéger et mettre en valeur notre identité et la richesse de notre passé et de notre enracinement patient et inventif. Ces valeurs m’ont tenu vivant et motivé.
Comme lieu final de rencontre et du partage autour de mon action passée et de ma contemplation du futur, je choisis l’église Notre-Dame-de-la-Victoirede-Lévis signée par Thomas Baillairgé (1791-1849) un des grands maîtres de l’architecture du 19e siècle. Chef d’œuvre de maturité de sa production, ce temple apparaît comme le troisième en importance sur le territoire national lors de sa bénédiction en 1851. Encore aujourd’hui, ce monument historique québécois demeure la plus impressionnante construction sur la Rive-Sud, un lieu unique de lumière, d’art et d’histoire. Rien à voir avec les centres funéraires modernes aménagés partout dans nos cimetières ! Vaste vaisseau, chœur, autel et retable inscrits dans des élans de majesté, ordonnance classique dynamique, sculptures, tableaux, ornementation, vitraux obligeant à l’admiration profonde des artistes et des artisans qui ont signé ce décor, Paquet, Vallières et Poggi, tous maîtres dans leur discipline. Il faut voir ce , 27 temple à des funérailles d’été ou d’hiver, quand le soleil du matin le remplit de lumière en racontant les mystères de la vierge dans les vitraux historiés qui allument l’atmosphère; il faut voir l’enceinte briller de tous ses ors, dont ce tabernacle d’autel, miniature minutieuse de Saint-Pierre de Rome; il faut sentir l’enceinte majestueuse animée par une chorale, par des musiciens à cordes, des solistes qui parlent à l’âme; il faut l’écouter quand les grandes orgues Mitchell de 1870 tonnent parmi les fidèles et que les cloches sonnent dehors à pleines volées agitant les âmes et la structure centenaire. Tous ont le souffle coupé, tous lèvent le regard, tous s’émeuvent dans le grand départ éternel. Un monument inscrit dans l’élan de cœur de son premier curé-fondateur, Joseph-David Déziel (1806-1882), un géant de notre histoire et de notre cité. Non ! Il n’y a pas de plus bel édifice pour se dire adieu, un bâtiment de sens, enraciné. C’est l’église de mon enfance quand je participais à la chorale, avant de vivre la grande chapelle voisine du Collège de Lévis, lors de mes études classiques. Pour la beauté et la mémoire identitaire, il en est ainsi dans toutes les villes et tous les villages du Québec. L’église paroissiale et ses édifices d’accompagnement.
Pour un rituel laïque
Plusieurs de nos concitoyens refusent cette cérémonie à l’église de leurs aïeux parce qu’ils ne croient plus en Dieu et ne veulent pas souscrire aux valeurs du christianisme de leurs pères et mères. Au Québec, il importe d’inventer au plus vite un rituel nouveau pour célébrer laïquement l’apparition de la vie, l’union des amours et le grand départ dans l’infini. Nos gens conditionnés par la société de consommation vivent maintenant comme des animaux. Ils ne présentent plus leur enfant à la société, ils n’affichent plus leur bonheur de convoler en juste pour crier leur amour, ils finissent majoritairement dans une caisse de béton et de placoplâtre qui tient de l’architecture commerciale la plus plate et la plus neutre. Je pense aussi aux sandwiches aux œufs ou au poulet ou à la salade aux nouilles du goûter qui suit la cérémonie de la parole. Une bien grande contradiction avec des millénaires d’histoire et de fierté inscrite dans des rites de passage de dignité. Une rupture ! Une immense perte de civilité ! Nos églises seront protégées de la démolition et du vandalisme quand elles retrouveront des fonctions sociétales humaines dans chaque milieu, quand on leur attribuera une fonction de mémoire élégante et conviviale de célébration. Il faut également les utiliser comme columbariums, tant pour les croyants que pour les laïques, par un travail en sous-œuvre ou sur les pourtours de la partie arrière de la nef, comme le proposait un Fernand Roger de Drummondville il y a 25 ans. Il faut changer nos mœurs de consommateurs conditionnés par le centre commercial et une amnésie des valeurs. Il faut s’ajuster aux sens de la fête pour les grands rites de passage. En fait, pour une majorité, les vies et les moments majeurs n’ont plus de décorum. Il serait facile pour un metteur en scène _nous saluons les plus brillants_ et un poète inspiré par le pays et la vie, de nous donner une procédure de base permettant aux noncroyants de se réinscrire dans l’élan culturel de leur communauté et d’un art de vivre qui nous définirait toujours avec vigueur et originalité. Nos églises peuvent et doivent porter ceux qui donnent dans les valeurs laïques, comme ceux qui sont toujours été marqués par leur foi en des personnages célestes de la croyance.
En conclusion : les testaments publics
Parmi mes préparatifs pour traverser le Styx, on trouve mon choix de musique et deux textes. La musique puise au répertoire québécois d’airs émouvants, de chansons, de poèmes célébrant le pays et la vie. Ces œuvres foisonnent notamment depuis la Révolution tranquille. Nos musiciens performent à travers le monde, faut-il le crier. Le premier texte est une sorte de court testament écrit pour être lu par ma compagne au début des funérailles. Le second contient la chronique nécrologique qui paraîtra dans les journaux, notamment le Devoir. J’y expliquerai les élans de mon parcours et m’adresserai à ceux qui suivent. Tout cela est bien prêt, car elle viendra comme un voleur, cette sournoise, nous rappelle-t-on. J’aimerais voir mes cendres disséminées par grand vent de nordet en bordure du Saint-Laurent.