English French

UN ESPACE SACRÉ EN DEVENIR PROFANE

7ieme partie - Continuité et rupture dans la symbolique funéraire & L’allégorie du chêne et du roseau

Fleur Ferry

Géographe & Responsable coopération décentralisée chez Département de Seine-Maritime

Continuité et rupture dans la symbolique funéraire

Deux dimensions inhérentes au fait symbolique coexistent. La première est son évolution quantitative : d’un nombre élevé d’éléments symboliques au XIXe siècle, on passe au XXe siècle à une amnésie du symbole, qui semble pourtant réapparaître sur une période récente. La seconde dimension est qualitative : la nature du symbole se transforme, passant de l’aire sacrée au domaine profane. La première difficulté qui se pose consiste à déterminer les limites qui séparent le religieux du profane. Strictement parlant, on pourrait qualifier de religieux tous les symboles issus des textes sacrés. Mais ceux-ci ont fini par pénétrer la culture de façon radicale, au point qu’ils sont parfois sortis de leur contexte, voire liés à d’autres référents, pour le sens commun. Ainsi, la représentation de l’oiseau sur un monument peut rappeler la colombe et son rameau d’olivier. Mais celle-ci prend récemment un sens tout autre : elle est symbole de la paix universelle, presque indépendamment de son origine biblique. Cette forte connotation de la colombe s’est parfaitement affranchie de son sens premier pour devenir un symbole universel, transcendant religions et cultures. Mais l’oiseau, c’est aussi la joie de vivre (le pinson), l’insouciance, le printemps, voire l’amour, le tout étant lié dans l’imagerie commune, et fortement ancré en partie grâce à des contes ou à des dessins animés. Dans l’échantillonnage se trouve une sépulture (MacBain, cimetière presbytérien de Saint-Gabriel-de-Valcartier) porteuse de deux oiseaux et d’une branche d’arbre. Cette représentation exclut d’emblée la colombe biblique. Dans le cas où un seul oiseau est gravé, le doute est toujours permis sur le sens à donner. De même, que penser du livre, ouvert le plus souvent, présent sur quelques sépultures ? Est-ce la Bible, ou plus vaguement le livre de la vie, ce qui sousentend éventuellement la notion de destin, contraire au dogme chrétien affirmant que Dieu a fait les hommes libres ? À l’inverse, de nombreux symboles qu’on qualifierait au premier abord de profanes revêtent une dimension sacrée indépendante du dogme chrétien. Un symbole peut être investi d’un sens sacré, confinant aux limites du religieux, sans pourtant se référer aux représentations classiques. La mise à distance du cimetière permet sans doute un élargis se ment de l’aire sacrée, évolution confirmée par les mutations de l’Église catholique qui tend à s’ouvrir, développant une vocation œcuménique qui lui était étrangère au XIXe siècle. La dimension profane n’est donc pas incompatible avec une certaine sacralité, et il serait peut-être plus juste parfois de parler de représentations classiques par opposition aux nouvelles représentations. Toutefois, par commodité, nous garderons le couple religieux/profane, en restant conscient de la perméabilité de ces deux concepts.

Saint-Gabriel-de-Valcartier, cimetière catholique
Montréal, Mont-Royal

Il y a certes discontinuité dans la quantité de symboles; des années 1940 aux années 1960-1980, les tombes se font muettes et semblent se proposer comme objets dénudés, fidèles à leur vocation première, sans proposer de double lecture, sans dialogue aucun. Aujourd’hui, le discours semble timidement reprendre, encore que sur un nombre limité mais augmentant de monuments. Corrélativement, on assiste à un glissement de la symbolique religieuse vers une symbolique plus profane. Malgré l’évolution de nature, on peut lire une certaine continuité dans le fait symbolique. Les représentations évoluent, de même que les mentalités, mais les besoins exprimés restent les mêmes. Le questionnement originel se maintient, d’autant plus que la réponse se fait toujours attendre. Devant cette angoisse métaphysique, on hésite, on tâtonne, on invoque telle ou telle image, tel Dieu, telle muse, afin d’intégrer la mort dans un ensemble de signes qui la rendrait plus humaine, plus rassurante. Le besoin viscéral de « signifier » la mort est presque inaliénable. C’est pourquoi on ne saurait penser sérieusement à une complète déritualisation, en dépit des apparences. Malgré la discontinuité quantitative et l’évolution qualitative, on peut lire dans le fait symbolique une continuité indéfectible qui reflète avec justesse la permanence de la nature humaine. La nouvelle appréhension de la mort donne lieu à un nouveau système symbolique adapté à la perception contemporaine. Cette étude a permis d’établir un retour de l’expressionnisme funéraire : celui-ci va de pair avec une conception novatrice de la mort, qui se trouve corroborée par la quantité exponentielle de livres la prenant pour sujet. Ceux-ci sont de nature plus perceptive, conforme au nouveau roman, tranchant avec la distance autrefois établie avec cette thématique, traitée le plus souvent de façon objective, analytique ou philosophique. La litté rature contemporaine met en valeur l’individu et son vécu des choses, intimisme convaincu de la nécessité de porter un regard subjectif sur le monde. Ceci conforte l’idée que la mort ne reste pas « lettre morte » et suscite un questionnement neuf, ou du moins nouvellement formulé, comme nous l’avons parfois vu exprimé dans les cimetières. La mort ne disparaît pas autant de notre société contemporaine qu’on veut bien le dire; au contraire, elle revient, appréhendée différemment, dite autrement, porteuse d’un sens à déterminer. Le cimetière est l’expression spatiale de cette tendance contemporaine. Pour l’appréhension de la mort comme pour les symboles présents dans le paysage funéraire, il ne s’agit que d’une continuité protéiforme. Le même sentiment évolue, se transforme, donnant ainsi lieu à des représentations différentes. L’écriture change de style, les sépultures de forme, mais la mort demeure un questionnement fondamental.

Hudson, cimetière d’animaux. Le besoin viscéral de « signifier » la mort est presque inaliénable. Lorsqu’on est sans descendance, la tentation est peut-être forte de s’en créer une en ritualisant le départ de son animal de compagnie.
Hudson, église et cimetière anglicans
Coin-du-Banc (Perce), cimetière St.Luke
Coin-du-Banc (Perce), cimetière St.Luke

Le symbolisme présent dans le cimetière est donc l’image tangible de l’évolution de la perception de la finitude. Or ce symbolisme prend lui aussi diverses formes, en fonction de son lieu d’expression. La typologie précédemment établie va se révéler pertinente pour caractériser la répartition spatiale des différents symboles. Il se trouve que cette typologie recoupe les classifications que nous avons établies, à savoir « catholique urbain », « catholique rural ». Dans la première catégorie sont comptabilisés les cimetières de Lévis, Saint-Romuald et Saint-David, soit le type « cimetière fonctionnel », et dans la seconde les cimetières catholiques de Saint-Gabriel-de-Valcartier et de Saint-Jacques-de-Leeds, le type « cimetière écarté ». Pour les confessions protestantes, le type « cimetière intégré » se superpose au non-catholique rural, avec les cimetières anglican/presbytérien et méthodiste de Saint-Jacques-de-Leeds, anglican et presbytérien de Saint-Gabriel-de-Valcartier, et le type « cimetière-parc », ou non-catholique urbain, soit le cimetière Mount Hermon. Seul le cimetière de l’Église unie appartient au type « cimetière écarté », bien qu’il soit protestant, mais cela est dû à son apparition tardive dans un contexte particulier.

Québec, Mount Hermon. Inukshuk érigé en 2004 par la société Makivit pour rappeler que des dizaines d’Inuits ont été transportés dans le sud depuis les années 1950 pour y être soignés et parfois mourir.

Le cimetière-parc, représenté par le Mount Hermon dans cette étude, fait preuve d’une organisation symbolique particulière; il est quasiment vierge de symboles religieux (3,3 %) et profanes (0 % sur notre échantillonnage) mais révèle des forts taux de mentions personnelles (40 %) et de prières (36,6 %). Ceci est dû majoritairement à son origine confessionnelle. Le cimetière écarté, du point de vue des représentations symboliques, apparaît comme son juste contraire : c’est dans ce type d’espace funéraire que l’on retrouve le plus de symboles religieux (14,8 %) et profanes (14,8 %). Par contre, les prières (21,2 %) et mentions personnelles (12,7 %) apparaissent au troisième rang de notre classification en fonction de la typologie. Ceci confirme l’idée que l’église est à l’écart, expression de la distance des croyants envers l’institution, mais l’aspect symbolique est très présent, constituant par essence une médiation entre l’homme et sa foi. L’entité institutionnelle est considérée avec un fond de méfiance, contredite néanmoins par l’usage fréquent d’un système symbolique. Les croyants veulent main tenir une relative autonomie vis-à-vis de l’Église, mais ressentent le besoin d’affirmer leur foi et de jalonner leur croyance d’objets ou de représentations porteurs de sens, contre balançant de la sorte l’éloignement instauré. La distance physique est atténuée par l’usage de symboles, consacrant ainsi l’aspect paradoxal de la relation des catholiques à leur Église, faite de ferveur et de défiance. Dans le cimetière intégré, peu de symboles religieux : 5,9 % seulement, et 7,4 % de symboles profanes. Ici encore, l’interprétation est à lier avec la confession, mais, au-delà de cela, on peut lire la relation plus simple des protestants à leur Église. L’église, au milieu du cimetière, constitue un symbole autosuffisant et rayonnant sur l’ensemble des sépultures. L’église, n’ayant guère d’autre prérogative que celle de rassembler les fidèles, et le clergé, avec qui les croyants entretiennent un statut d’égalité, ont suscité un climat de confiance et accordé au cimetière une symbolique globale transcendant l’individualité des sépultures.

Le cimetière fonctionnel, quant à lui, fait grand usage des symboles religieux, presque autant que le cimetière écarté (14,4 %). En un sens, il est la forme aboutie et urbaine de ce dernier, c’est pourquoi on retrouve cette tendance. On aurait pu s’attendre à ce que le grand éloignement de l’église fasse surgir un pourcentage important de symboles religieux, comme pour pallier cette absence. Ce n’est pas le cas, car cette dynamique est contredite par le facteur urbain qui contribue à l’uniformisation et au mutisme des pierres tombales. Celui-ci d’ailleurs s’exprime dans le faible taux de symboles profanes (1,4 %), de prières (4,3 %) et de mentions personnelles (1,4 %). On voit bien là la constante imbrication du fait culturel et du fait géographique, l’un venant éclairer l’autre, en une constante super position de la religion à l’espace. Chaque religion est productrice d’un type de symbole et d’une structure de l’espace. Mais, au-delà de cela, l’aspect géographique propose une lecture plus profonde du fait culturel, en mettant en relief des phénomènes physiques (comme la localisation de l’église par rapport au cimetière) qui expriment non seulement un certain type de rapport à l’espace, mais aussi, métaphoriquement, une appréhension psychologique de la religion. Ce n’est pas un hasard si notre typologie, établie d’après des critères organisationnels, se superpose sans heurts aux différentiations culturelles et confessionnelles des cimetières. Chaque société est productrice d’un type d’espace qui révèle à son insu ses motivations les plus pro fondes.

Il est délicat d’entreprendre une lecture historique du fait symbolique dans la mesure où l’échantillonnage, établi de manière aléatoire, révèle des disparités dans le nombre de tombes retenues par dizaine d’années, et est également soumis à des disparités entre milieu rural et urbain, ce qui rend difficile toute interprétation historique précise du fait symbolique. Toutefois, sur l’intégralité des tombes de l’échantillonnage, on observe une baisse du pourcentage de non-catholiques et une hausse du pourcentage des catholiques, ce qui prouve l’adéquation de l’échantillonnage à la composition de la population. Cependant, l’étude de l’évolution des mentions personnelles se révèle pertinente si l’on distingue la mention de l’origine des autres mentions. Par contre, les mentions inscrites entre 1920 et 2000 concernent davantage des inscriptions à caractère plus personnel et intime, tels des extraits de poèmes ou diverses citations. Le faible nombre de représentations symboliques rend presque impossible la datation objective d’un type de symbole, et leur diversité accroît cette difficulté. On peut constater de façon empirique le glissement de sens évoqué plus haut, mais il est impossible à quantifier. Toutefois, une lecture dichotomique religieux/ profane de l’espace reste possible. Ces deux entités sont très perméables l’une à l’autre : la symbolique profane peut être investie d’un sens sacré, de même que la symbolique religieuse peut être détournée de son sens premier. Cela conduit à établir un glissement de la forme symbolique, du religieux au profane, sans toutefois que la sacralité soit perdue : de ce point de vue, il y a continuité dans le fait symbolique. La discontinuité serait plutôt de nature quantitative et affecte le nombre de symboles observés en fonction du temps. Cet aspect est difficile à quantifier, du fait du caractère diachronique de l’échantillonnage qui induit des disparités dans la répartition chronologique de celui-ci. Enfin, il apparaît que la typologie évoquée plus haut, établie d’après des critères organisationnels, se superpose parfaitement à une lecture culturelle de l’espace du cimetière. Ceci révèle l’adéquation du lieu à l’investissement symbolique dont il fait l’objet. L’espace géographique est l’aboutissement physique des motivations profondes qui agitent la société. Le fait culturel modèle l’espace qui, à son tour, influence les mentalités, dans une dialectique incessante.

 

Poèmes d’Émile Nelligan (1897-1899)

Musique funèbre

Quand, rêvant de la morte et du boudoir absent,

Je me sens tenaillé des fatigues physiques,

Assis au fauteuil noir, près de mon chat persan,

J’aime à m’inoculer de bizarres musiques,

Sous les lustres dont les étoiles vont versant

Leur sympathie au deuil des rêves léthargiques.

J’ai toujours adoré, plein de silence, à vivre

En des appartements solennellement clos,

Où mon âme sonnant des cloches de sanglots,

Et plongeant dans l’horreur, se donne toute à suivre,

Triste comme un son mort, close comme un vieux livre,

Ces musiques vibrant comme un éveil de flots.

Que m’importe l’amour, la plèbe et ses tocsins ?

Car il me faut, à moi, des annales d’artiste;

Car je veux, aux accords d’étranges clavecins,

Me noyer dans la paix d’une existence triste

Et voir se dérouler mes ennuis assassins,

Dans le prélude où chante une âme symbolique.

Je suis de ceux pour qui la vie est une bière

Où n’entrent que les chants hideux des croque-morts,

Où mon fantôme las, comme sous une pierre,

Bien avant dans les nuits cause avec ses remords,

Et vainement appelle, en l’ombre familière

Qui n’a pour l’écouter que l’oreille des morts.

Allons ! Que sous vos doigts, en rythme lent et long

Agonisent toujours ces mornes chopinades…

Ah ! que je hais la vie et son noir Carillon !

Engouffrez-vous, douleurs, dans ces calmes aubades,

Ou je me pends ce soir aux portes du salon,

Pour chanter en Enfer les rouges sérénades !

Ah ! funèbre instrument, clavier fou, tu me railles !

Doucement, pianiste, afin qu’on rêve encor !

Plus lentement, plaît-il ?… Dans des chocs de ferrailles,

L’on descend mon cercueil, parmi l’affreux décor

Des ossements épars au champ des funérailles,

Et mon cœur a gémi comme un long cri de cor !…

Le Tombeau de Chopin

 

Dors loin des faux baisers de la Floriani,

Ô pâle consomptif, dans les lauriers de France!

Un peu de sol natal partage ta souffrance,

Le sol des palatins, dont tu t’étais muni.

Quand tu nous vins, Chopin, plein de rêve infini,

Sur ton maigre profil fleurissait l’espérance

De faire pour ton art ce que fit à Florence

Maint peintre italien pour l’âge rajeuni.

Comme un lys funéraire, au vase de la gloire

Tu te penchas, jeune homme, et ne sachant plus boire,

Le clavecin sonna la marche du tombeau !

Dors Chopin ! Que la verte inflexion du saule

Ombrage ton sommeil mélancolique et beau,

Enfant de la Pologne au bras d’or de la Gaule

 

Ténèbres

 

La détresse a jeté sur mon cœur ses noirs voiles

Et les croassements de ses corbeaux latents;

Et je rêve toujours au vaisseau des Vingt ans,

Depuis qu’il a sombré dans la mer des étoiles.

Ah ! Quand pourrai-je encor comme des crucifix

Étreindre entre mes doigts les chères paix anciennes,

Dont je n’entends jamais les voix musiciennes

Monter dans tout le trouble où je geins, où je vis ?

Et je voudrais rêver longuement, l’âme entière,

Sous les cyprès de mort, au coin du cimetière

Où gît ma belle enfance au glacial tombeau.

Mais je ne pourrai plus; je sens des bras funèbres

M’asservir au Réel, dont le fumeux flambeau

Embrase au fond des Nuits mes bizarres Ténèbres !

 

L’allégorie du chêne et du roseau

La mort, changement d’état par excellence, transformation de l’être, est une rupture radicale et définitive. Le changement, sous toutes ses formes, est source d’angoisses : on quitte le connu pour l’inconnu… De ce point de vue, la mort apparaît comme le plus ultime, le plus définitif et le plus effrayant des changements. Pourtant, en l’occurrence, ce grand changement, ce passage de vie à trépas, peut marquer le commencement d’un autre mode d’existence, dans la mémoire des survivants. Celui dont on parle, même s’il n’est plus, conserve malgré lui une dimension d’être : il est celui dont on parle, celui qui existe par le discours et par le monument qu’on lui dédie, qui le « remplace » dans la dialectique des classes. Accepter le changement, être perméable aux incitations du monde extérieur, laisser du jeu dans l’existence sont, d’une certaine façon, les conditions de la liberté. La souplesse du roseau peut être cause de sa souffrance mais aussi principe d’une vie jaillissante et toujours renouvelée. En revanche, la rigidité du chêne, que nulle fissure ne peut pénétrer, est une entrave au mouvement, à l’essence vitale. Le chêne est captif de sa propre écorce. Il n’a d’autre désir que d’être lui-même, que de s’affirmer dans son être, à consolider sans cesse. Nulle fissure, nulle respiration ne peut trouver sa place dans cet existant plein de lui-même. Surtout ne pas changer; ne pas laisser le moindre jeu, la moindre marge d’erreur. Le roseau, lui, laisse la légèreté de l’existence s’insinuer en lui. Il accepte le changement, les ruptures, les failles de toutes sortes. Il est flexible. Considérant la mort comme la rupture la plus radicale, on comprend l’inégalité entre le chêne et le roseau, inégalité que l’on n’attendrait pas, sauf à se référer à la célèbre fable. Dans la mort comme dans la vie, le plus fort n’est pas toujours celui qu’on croit. Le chêne, à la perspective de la mort, doit faire face à une angoisse effrayante : la rupture de son être.

Le roseau, libéré du souci de perdre ce qu’il ne possède pas, est finalement mieux armé pour affronter le vertige de la finitude. Or, accepter la mort, la rupture qu’elle représente, est indispensable pour vivre de la façon la plus pleine et la plus libre qui soit.

Dans la mort comme dans la vie, le plus fort n’est pas toujours celui qu’on croit. Le chêne, à la perspective de la mort, doit faire face à une angoisse effrayante : la rupture de son être. Le roseau, libéré du souci de perdre ce qu’il ne possède pas, est finalement mieux armé pour affronter le vertige de la finitude.

Montréal, Notre-Dame-des-Neiges. Monument des statuaires Daprato qui ont fourni aux églises du Québec un grand nombre de figures de plâtre.
Magog, Saint-Patrice
Sainte-Anne-de-Portneuf
Montréal, Notre-Dame-des-Neiges
Montréal, Notre-Dame-des-Neiges
Montréal, Notre-Dame-des-Neiges
Montréal, Notre-Dame-des-Neiges
Montréal, Notre-Dame-des-Neiges
Causapscal

Concrètement, le moyen de lutter contre la rupture représentée par la mort est d’inscrire dans la pierre tombale le prolongement de son être. Le monument doit pérenniser l’individu, en lui rendant hommage, en affirmant son être au-delà de la mort. Pour l’homme-chêne, la substitution à l’être d’un vrai bloc de granit est probablement la plus belle allégorie qui soit : point de fissure dans cet objet de culte qui doit s’élancer vers le ciel et élever ses vertus au-dessus d’une masse de croix anonymes… L’être se trouve ainsi éternisé, réifié; il n’a plus à craindre des atteintes du temps ou des hommes. Il demeure éternel dans la conscience collective. Ainsi, dans le paysage du cimetière au XIXe siècle, l’important semble être que le statut social des hommes de leur vivant soit fidèlement transposé dans le monde de la mort, afin que la lutte des classes puisse perdurer : les stèles des hauts dignitaires s’élèvent, assurées d’un avenir éternel ou presque, et la masse des croix modestes, de moins noble matériau, se renouvelle, avec pour charge de valoriser par leur présence les plus beaux monuments. C’est en quelque sorte l’image de l’opposition entre classe ouvrière et bourgeoise. D’une certaine façon, pour les uns, l’avoir se convertit en être : je suis parce que je possède, je suis ce que je possède. Si je suis pauvre, si je n’ai rien, je ne suis pas, je ne puis être reconnu comme existant et mon rôle se borne à faire valoir la classe dominante, à la servir et à la conforter dans son image élevée « au-dessus de la masse ». De même que la mort participe de la vie, la bourgeoisie du XIXe siècle n’existe que par rapport au prolétariat. Paradoxalement, cela lui confère une relation de dépendance. Finalement, sur un plan théorique, le « petit peuple » peut au contraire se targuer de liberté : même si, sur le plan matériel, il dépend de ce que lui offre la classe dominante, son être ne dépend de personne. Ses choix sont limités, mais sa liberté est inaliénable.

Cimetière de Gros-Morne. Le cimetière et le terrain de jeux, comme une allégorie du chêne et du roseau.

Le cimetière se révèle un indicateur très parlant pour observer les mutations d’une société, ses versent. Ceux-ci, en modelant le cimetière, restent figés dans son espace. L’organisation interne et l’apparence des monuments témoignent du changement d’attitude face à la mort qui est aujourd’hui niée. Deux raisons à cela : tout d’abord, la déprise de la religion, et l’émergence de la société capitaliste. La première contribue à faire de la mort un non-sens qu’il convient d’évacuer rapidement. La seconde s’en arrange : la mort représente un grain de sable dans les rouages, une entrave à la productivité, une négation inacceptable pour une société qui tend à tout maîtriser. La mort, suprême déni du pouvoir de l’homme impuissant face à elle en dépit des sciences et des avancées technologiques, commence à être mal acceptée. Il faut donc l’éliminer avec efficacité et discrétion, rôle des entreprises de pompes funèbres qui ont déployé une offre importante dans ce domaine.

C’est ainsi que se modèlent les nouveaux paysages funéraires. Ils suivent les prescriptions voulues par l’idéologie dominante, et en sont conséquemment le reflet. Cependant, ce reflet est quelque peu falsifié, de façon extrêmement subtile, afin que la société puisse se renvoyer une image positive d’elle-même. D’où un paysage des nouveaux cimetières, organisé, maîtrisé, aseptisé. D’où l’uniformisation des stèles – des plaques dans les parcs commémoratifs – supposées refléter l’égalité des individus composant la société, ce qui est une intelligente mystification. Toutefois, certains monuments funéraires semblent ouvrir à nouveau le dialogue. Ils contrarient les deux précédents postulats : déperdition de religion et omniprésence du capitalisme. La déprise de la religion est bien réelle, pourtant, les stèles contemporaines font preuve d’un retour d’éléments sacralisés. Ceux-ci sont souvent empruntés aux religions ou philosophies orientales, teintés du dogme chrétien, fondement de notre société. Il semble que l’abandon des valeurs traditionnelles dans lequel sont laissés les individus les pousse à chercher des instances supérieures susceptibles de donner un sens à la vie, et, conjointement, à la mort. En particulier, le questionnement sur la mort reste fondamental dans la mesure où notre société actuelle, fondée sur la technique et la productivité, ne dispose guère d’éléments de réponse pour expliquer la finitude ontologique. Notre monde rationnel ne satisfait pas toutes les attentes, et surtout pas les questions existentielles. Dans un deuxième temps, il semble que certains individus s’élèvent contre l’uniformisation instaurée par la pensée actuelle. Celle-ci est prompte à défaire toute tentative de négation d’elle-même, toute velléité d’originalité, toute aspiration qui ne serait pas conforme à ses principes.

Dès lors, un moyen de contourner ce « totalitarisme » consiste à s’exprimer dans le paysage funéraire, laissé en paix pour deux raisons : la croyance de l’idéologie dominante que les morts sont stériles pour la société, et parfaitement muets, incapables d’exprimer une quelconque contestation. La mort est évacuée, et avec elle les morts qu’on croit tenir sous silence. La seconde raison est le respect voulu par le cimetière. On continue de craindre les morts, qu’on se l’avoue ou non : on les observe silencieusement en s’abstenant d’émettre un jugement qui les offenserait… Le cimetière est donc un espace privilégié pour affirmer son individualité en toute sécurité. Et c’est ce que font nombre de monuments funéraires depuis une dizaine d’années : ils clament leur existence, leur être, refusent l’uniformisation. Cette tendance montre un désir de trouver des valeurs autres que celles proposées par la pensée dominante, des valeurs plus humaines, qui répondraient à un besoin pressant de donner un sens à son existence, à la nécessité d’être, de s’appartenir enfin. Cette évolution est récente, et observer son devenir dans les décennies à venir risque de se révéler fort intéressant. Naturellement, elle est contrariée par la croissance exponentielle des incinérations, et autres pratiques s’ingéniant à faire disparaître la mort. Néanmoins, cette tendance témoigne d’une lente et encore balbutiante évolution des mentalités. Pour l’instant cantonné à l’espace funéraire, le murmure va grandissant, la contestation s’affirme, cherche à trouver son chemin dans un monde qui ne nous incite pourtant guère à sortir des sentiers battus.

Note (1)

Ce texte fait partie d’une série d’articles de notre grand dossier « Cimetières, patrimoine pour les vivants » tiré du livre du même titre par Jean Simard et François Brault publié en 2008.

Note (2)

Texte tiré de « Espace sacré en devenir profane ? Les cimetières de la région de Québec des origines à nos jours, témoins de l’évolution d’une société ». Québec, Université Laval, mémoire de maîtrise en géographie, 2001.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.

Autres dossiers et ressources pour vous

Autres Articles Expert

19 Mar 2024
Articles Expert
L’Écomusée du patrimoine funéraire et commémoratif a rencontré Nicole Martin-Verenka au cimetière Saint-Jean-sur-Richelieu (L’Acadie) Sainte-Marguerite-de-Blairfindie qui nous a raconté des anecdotes à propos du cimetière. […]
English French

Opening Hours

Tuesday ‒ Friday: 09:00 ‒ 17:00
Friday ‒ Monday: 10:00 ‒ 20:00

L'infolettre de l'Écomusée

Inscrivez-vous et prenez connaissance des dernières ressources, nouvelles, articles et évènements de l’Écomusée. Délivrée une fois par mois dans votre boite courriel.