Chronique Commémoration:
Lorsqu’on pense aux hommes qui se sont illustrés sur les champs de bataille lors des rébellions de 1837-1838 au Bas-Canada, le nom de Jean-Olivier Chénier nous apparaît comme une évidence. Il représente à lui seul l’archétype de l’opiniâtre patriote. Pour plusieurs, il s’agit d’un héros national puisque décédé les armes à la main sur le champ de bataille de Saint-Eustache, le 14 décembre 1837.
Chénier, patriote
À son arrivée à Saint-Benoît en 1828, le jeune médecin Jean-Olivier Chénier, déjà bien établi et reconnu dans sa pratique, s’intéresse aux activités politiques de sa région. Son étroite collaboration avec les notables locaux, Girouard, Scott, Dumouchel, Berthelot et surtout Labrie, son beau-père, l’amène à s’impliquer de plus en plus au niveau public. Sa première action politique survient dès 1828 lorsqu’il fait partie d’un groupe de sept personnes accusées d’obstruction par le commandant de la milice, le lieutenant-colonel Eustache-Nicolas Lambert-Dumont, et ce, parce qu’ils n’ont pas procédé aux rassemblements des miliciens généralement effectués à l’été de chaque année.
Aux élections générales de 1830, Jacques Labrie et William Henry Scott sont réélus députés pour le parti canadien. Ils sont appuyés par Girouard, Chénier, Berthelot, Féré et plusieurs autres. Rapidement, le jeune docteur devient sensible aux agissements du gouvernement colonial. Grand partisan des politiques réformistes de Papineau, il s’insurge devant l’arrogance des représentants de la couronne britannique. Se révoltant contre la corruption qui sévit au sein des conseils exécutif et législatif, il dénonce par ailleurs le favoritisme dont jouit la clique bureaucrate du gouverneur.
À la fin de mai 1832, il est secrétaire d’une assemblée populaire à Saint- Benoît, qui a pour but de condamner les agissements de l’armée britannique lors de l’élection partielle du 21 mai 1832 à Montréal. La même année, au dire de Laurent-Olivier David, « on voit son nom figurer en tête d’une réquisition visant à protester contre le vol organisé des terres publiques et à demander un mode de concession plus juste et plus avantageux ».
Lors d’une assemblée tenue aux portes de l’église de Saint-Benoît, le 21 juin 1832, sous la présidence du notaire Girouard, Chénier est nommé au sein d’un comité de 30 personnes pour la paroisse de Saint-Eustache. Il est aussi secrétaire et membre du Comité permanent du comté des Deux-Montagnes lors d’une assemblée à Saint-Benoît le 20 mars 1834. Lors de ce rassemblement, il propose la 12e motion selon laquelle l’assemblée devait communiquer ses résolutions aux éditeurs des journaux libéraux dignes de foi et indépendants d’idéologie, en particulier le Vindicator et La Minerve. À la lumière de son implication active dans les assemblées patriotes, Chénier devient graduellement un leader en vue au nord de Montréal.
1834 : année charnière
Suivant l’adoption des 92 Résolutions par la Chambre d’assemblée du Bas- Canada en février 1834, Chénier incite la population du comté des Deux-
Montagnes à soutenir celles-ci. Durant la même année ont lieu les élections générales dans la province. Dans Deux-Montagnes, Jean-Joseph Girouard et William Henry Scott se présentent sous la bannière tricolore face à Frédéric- Eugène Globensky de Saint-Eustache et James Brown de Saint-André pour le parti bureaucrate. Malgré l’effervescence politique et surtout la violence qui caractérisent cette élection, les deux candidats patriotes sont élus en raison du désistement de leurs adversaires. Durant la campagne électorale, Chénier fut l’un des plus fervents partisans des candidats patriotes.
Les assemblées se poursuivent
À partir de 1834, Chénier participe à plusieurs assemblées publiques visant à appuyer les résolutions du parti patriote, notamment celle du 18 juin 1835 à Saint-Benoît, lors de laquelle il est nommé au sein d’un comité d’organisation pour la paroisse de Saint-Eustache. Lors de cette assemblée est créée l’Union patriotique du comté des Deux-Montagnes, « une association nationale vouée à assurer au peuple une protection mutuelle et efficace contre les violences d’un gouvernement hostile et corrompu […], et de lutter contre son oppression militaire, administrative et judiciaire. » Mentionnons aussi l’assemblée du 11 avril 1836, à Saint-Benoît, au cours de laquelle il est nommé secrétaire, en compagnie du docteur Luc-Hyacinthe Masson.
La « République » des Deux-Montagnes
On le retrouve aussi à la grande assemblée de Sainte-Scholastique le 1er juin 1837 où l’on dénonce les résolutions de lord Russell. Pour l’occasion, il est l’un des orateurs invités. De plus, il propose une motion lors de la 5e séance du Comité permanent du comté des Deux-Montagnes à l’occasion d’une réunion à Saint-Benoît le 13 août 1837. Lors de la 8e séance du comité tenue à Saint-Benoît le 1er octobre suivant, on lui reconnaît généralement les paroles suivantes : « Ce que je dis, je le pense et je le ferai. Suivez-moi, et je vous permets de me tuer si jamais vous me voyez fuir. » Chénier occupe encore le poste de secrétaire lors de l’assemblée du rang de Saint-Joachim à Sainte-Scholastique le 15 octobre 1837. Pendant ce rassemblement, il est nommé juge de paix et amaible compositeur pour la paroisse de Saint- Eustache. Aussi, comme plusieurs dirigeants du parti patriote, Chénier est présent à l’assemblée des Six Comtés à Saint-Charles le 23 octobre 1837 arborant fièrement le drapeau des patriotes du comté.
La prise des armes
À la mi-novembre, le gouverneur Gosford lance des mandats d’arrestation contre 26 chefs patriotes accusés de haute trahison. Parmi ceux-ci, il y a Chénier pour qui 500 livres sterling sont offertes, l’équivalent de nos jours de 92 500 $.
La résistance commence donc à Saint-Eustache. Chénier rassemble des partisans pour ratisser les campagnes à la recherche d’armes et de vivres pour les insurgés. Pour ce faire, il organise avec Girod une expédition sur la mission du Lac des Deux-Montagnes, à Oka, prévue au matin du 30 novembre 1837. Lors de ce raid, il est à la tête de 80 hommes. D’abord nommé major lors d’une réunion tenue au presbytère de Saint-Eustache le 18 novembre, Chénier obtient le grade de lieutenant-colonel lors d’une autre réunion, tenue cette fois-ci à Saint-Benoît le 23 novembre, en remplacement de Scott qui désapprouve la résistance armée. Durant cette rencontre, on crée aussi un Comité des affaires militaires dont Chénier fait partie, avec Girouard en tête.
Un camp armé à Saint-Eustache
Le 1er décembre 1837, Chénier s’empare de force des clés du couvent de Saint-Eustache au curé de l’endroit, Jacques Paquin, un fervent partisan loyaliste. En ce lieu, il établit le principal camp armé du comté des Deux-Montagnes. En dépit de l’insistance du curé Paquin à convaincre Chénier de ne pas prendre les armes, il lui répond : « Je suis décidé à mourir les armes à la main plutôt que de me rendre. La crainte de la mort ne changera pas ma résolution. »
La bataille de Saint-Eustache
Le 14 décembre 1837, vers 11 h 15, lorsque l’armée de John Colborne s’approche du village, Chénier, apercevant les volontaires loyalistes de Maximilien Globensky de l’autre côté de la rivière des Mille-Îles, prend le commandement d’un groupe de 150 à 300 insurgés et va à leur rencontre. Il est presque aussitôt surpris par la mitraille venant des troupes régulières de Colborne, alors situées à moins d’un kilomètre à l’est du village, sur le chemin de la Grande-Côte. Immédiatement, il rebrousse chemin jusqu’au village, où il s’entretient avec Girod sur la stratégie à adopter face à l’ennemi. Ils placent donc les 200 à 250 patriotes, restés de gré ou de force, dans le presbytère, l’église, le couvent et la maison seigneuriale des Dumont, qui constituent les seules fortifications du village. Considérant la situation désespérée, Chevalier de Lorimier fait part de son intention à Chénier de quitter les lieux de l’affrontement en lui conseillant d’en faire autant. « Non, faites ce que vous voudrez, dit Chénier, quant à moi je me bats et, si je suis tué, j’en tuerai plusieurs avant de mourir. » Profondément ému, de Lorimier lui tend ses deux pistolets en lui disant : « Vous en aurez besoin. »
Suite au départ improvisé d’Amury Girod, Chénier prend le commandement des insurgés de Saint-Eustache et se poste, avec une soixantaine d’hommes,
dans le jubé de l’église. Lorsque ces derniers lui disent qu’ils n’ont pas d’arme, Chénier leur répond froidement : « Soyez tranquilles, il y en aura de tués, vous prendrez leurs fusils. »
L’armée britannique incendie les bâtiments où sont réfugiés les patriotes. Vers 16 h, seule l’église résiste encore à l’assaut des troupes de Colborne. Toutefois, l’initiative de quelques lieutenants de l’armée réussit à incendier le temple catholique. Rapidement, c’est l’embrasement total. Voyant la situation perdue pour ses gens, Chénier n’a plus que deux choix : brûler vif dans l’église ou sauter par une fenêtre et tenter de se frayer un chemin entre les balles tirées par les soldats de Colborne. D’après l’historien Gérard Filteau, « Chénier et ses hommes apparaissent aussitôt aux fenêtres, déchargent leurs fusils sur les soldats et s’élancent dans le vide. Plusieurs, atteints en plein vol, meurent avant de toucher le sol ». Les derniers à sauter de l’église avec Chénier sont Joseph Guitard, Joseph Deslauriers, François Cabana et Luc Langlois .
Décès de Chénier
Il existe plusieurs versions de la mort de Chénier. L.-O. David rapporte le témoignage de F.-M. Grignon, un témoin oculaire de la scène. Selon ce dernier, Chénier a tiré plusieurs fois sur l’ennemi après avoir atterri dans le cimetière. Il ajoute que Chénier et Guitard n’ont pas voulu fuir avec les autres, mais qu’ils ont fait face à l’ennemi et se sont battus jusqu’à la mort.
D’après le témoignage de François Cabana, Chénier saute par une fenêtre, et c’est là qu’une première balle le terrasse. Il se relève sur un genou, fait feu, mais une deuxième balle l’atteint en pleine poitrine. Cette fois, il tombe inerte au sol. Pour l’historienne Elinor Kyte Senior, qui s’inspire de la version de l’abbé Dubois, Chénier est frappé d’une balle au flanc gauche. Il réussit tout de même à courir une certaine distance en direction de l’arrière de l’église, mais il est touché une seconde fois, près du pont qui enjambe un profond ravin derrière le cimetière. D’après Les Notes d’Alfred Dumouchel sur la Rébellion de 1837-38 à Saint-Benoît, des nommés Dumais et Brown lui dirent « que Chénier s’était battu en brave ; il était dans le cimetière, ne voulut jamais se rendre et tomba les armes à la main ». Néanmoins, sa mort met fin à plus de quatre heures de combat.
Le cœur de Chénier
Vers 18 h, on retrouve le corps du chef patriote à l’arrière du cimetière. On l’amène immédiatement dans l’auberge Addison, transformée pour l’occasion en hôpital pour soigner les blessés des deux camps. Voulant s’assurer de l’identité du chef et de la cause exacte de son décès, les autorités font l’autopsie de son corps. C’est François Lemaître, rédacteur en chef de La Quotidienne, qui lance la « rumeur », dans un article publié dans Le Libéral, selon laquelle le cœur du défunt docteur aurait été extirpé de ses entrailles et exhibé au bout d’une baïonnette par des soldats. Amédée Papineau confirme ce récit, alors que d’autres, dont le vicaire François-Xavier Desèves, dans le Journal historique des événements arrivés à Saint-Eustache par un témoin oculaire, contredisent ledit témoignage.
Selon les dires de la veuve de Chénier, Zéphirine Labrie, les autorités mirent trois jours avant d’autoriser sa famille à l’enterrer dans un drap, sans cercueil, et dans la plus totale discrétion. Il est alors inhumé dans le cimetière des enfants morts sans baptême, qui se situe entre l’église et l’actuel presbytère. En mars 1838, sa veuve le fait exhumer pour l’ensevelir convenablement dans un cercueil au même endroit.
Réhabilitation religieuse et civile
Il faut 150 ans avant que l’Église catholique accepte la réhabilitation religieuse du chef patriote. Effectivement, l’inhumation de ce dernier en terre bénite se fait le 26 juillet 1987, lors des fêtes du 150e anniversaire des patriotes à Saint-Eustache.
Pour ce qui est de sa réhabilitation civile, elle s’est faite un peu plus rapidement. En effet, malgré le refus de lui ériger un monument à Saint-Eustache en 1885, un premier l’honore désormais depuis 1895 au carré Viger, à Montréal. Pour le centenaire des rébellions, en 1937, un modeste monument en granit orné d’un bas-relief en bronze à son effigie est inauguré à Saint-Eustache. En 1975, celui-ci sera relocalisé en face de l’église. La même année, il est désigné héros national des Québécois lors d’une émission télévisée à Radio-Canada.
Les tribulations entourant les restes
En 1891, le docteur David Marsil, de Saint-Eustache, est autorisé à exhumer les restes de Chénier dans le but de les transférer au monument du cimetière de la Côte-des-Neiges. La décision est toutefois révoquée par Mgr Fabre. Marsil conserve alors les restes chez lui, dans une magnifique urne funéraire. Suite à son décès, c’est son fils Tancrède qui assure leur sauvegarde. Par la suite, c’est la maison Henry Birks, de Montréal, qui garde les reliques de Chénier dans une voûte pendant 30 ans. En 1954, la Société Saint-Jean- Baptiste, alors établie sur la rue Saint-Laurent, à Montréal, en obtient la garde, avant de déménager sur la rue Sherbrooke. Finalement, les restes sont inhumés le 26 juillet 1987 au cimetière de Saint-Eustache, par Mgr Charles Valois, évêque du diocèse de Saint-Jérôme. Aujourd’hui, l’urne historique vide repose à la mairie de Saint-Eustache, dans un espace clos, sécurisé, mais bien à la vue du public.
Jean-Olivier Chénier demeure avant tout un homme de parole et un symbole de résistance et de ténacité face à l’oppression. Malgré son opposition à la réhabilitation civile et religieuse de Jean-Olivier Chénier, Charles-Auguste- Maximilien Globensky a écrit ces quelques lignes : « Partisans comme adversaires, respectons la mémoire d’un malheureux qui, victime de la position qu’il s’était faite, est tombé sur un champ de bataille. Celui qui reçoit pour quelque cause que ce soit la palme du martyre a droit au respect de tous. »