Conducteur de four crématoire
Alors que le feu est symbole de purification par excellence, on s’étonnera qu’on puisse répugner lui confier nos défunts, alors qu’il fait en quelques heures le travail que la nature prend quinze ans à faire !
En 1997, je me souviens qu’en entrevue le directeur du cimetière d’Athènes, jusqu’alors très aimable, s’était raidi et offusqué lorsque je lui avais demandé s’il disposait d’un four dans son cimetière. Il avait alors abruptement mis fin à la rencontre : « Le Christ ne s’est pas fait brûler, il n’y a aucune raison de faire de la crémation ici ! » C’est ainsi que j’appris qu’il ne fallait plus évoquer une telle question chez les orthodoxes.
Au Québec, les catholiques, et/ou, pour être politiquement correct, les catho-descendants du Québec, ont effectué un virage à 180 degrés, une révolution culturelle et cultuelle, où, de marginale qu’elle était, proscrite même, la crémation est devenue le choix privilégié, à tel point que même des congrégations religieuses et des membres du clergé en font maintenant usage.
C’est ce qui s’appelle partir de loin ! Nous avons d’ailleurs sur le site de l’Écomusée plusieurs articles sur le sujet et un de nos collaborateurs, Martin Robert, a publié un excellent , La république des incinérés : Histoire croisée des mouvements crématistes de Paris, du nord de l’Italie et de Montréal au 19e siècle, un incontournable pour qui se passionne pour la question.
À l’époque où naissait la chrétienté, il était pourtant pratique courante de brûler les défunts, tant chez les Romains que les Grecs. Toutefois, avec la nouvelle religion, qui professait la résurrection des corps, se dessina un nouvel interdit qui finit par devenir la norme et entra dans les mœurs.
Une certaine tolérance pour la crémation subsistait lorsqu’elle s’avérait la seule avenue pour « nettoyer » un champ de bataille, les morts d’épidémie ou de cataclysmes entraînant des hécatombes. Sans circonstances atténuantes, vouloir s’en prévaloir eût été
inadmissible.
Charlemagne la rendit illégale en 789 dans tout son empire. C’est ainsi qu’en Occident la crémation devint impie, à mesure que progressaient les missionnaires et les évangélisateurs. Pendant un millénaire, on ne se posa plus de question à ce sujet jusqu’à l’apparition des premiers mouvements crématistes. C’est en 1880 que naquit à Paris la Société pour la propagation de la crémation. Ceux qui la joignaient étaient des libres penseurs, des francs-maçons, des hygiénistes. Alfred Nobel, l’inventeur de la dynamite et fondateur des prix du même nom, en était membre !
C’est en 1887 que la République française (la 3e) rétablit la crémation en son plein droit. À l’annonce de la nouvelle loi, Mgr Freppel, évêque et député à la fois, s’indigna : « C’est tout simplement un retour au paganisme dans ce qu’il a fait de moins moral et de moins élevé, au paganisme matérialiste ! »
Le pape Léon XIII, outré, réagit fortement aux débats. En 1886, il commanda aux évêques « d’instruire les fidèles au sujet du détestable usage de brûler les cadavres humains et qu’ils en détournent le troupeau à eux confié. »
Le Saint-Office décréta en décembre 1886 que seront privés de sépulture ecclésiastique ceux qui destineraient leur corps à la crémation. Il en remit une couche en 1892 en défendant à quiconque ayant reçu le sacrement de l’Ordre d’administrer les derniers sacrements aux malheureux se destinant au feu et qui, ayant été avertis, refusent de se rétracter.
À nouveau en 1917, il insista dans le code de droit canonique en y écrivant : « Les corps des fidèles défunts doivent être ensevelis, leur crémation étant réprouvée » et « Si quelqu’un a prescrit de quelque manière que ce soit son corps soit livré à la crémation, il n’est pas permis d’exécuter cette volonté »
En 1926, une déclaration officielle disait que « … cette coutume barbare, qui répugne non seulement à la piété chrétienne, mais encore à la piété naturelle envers les corps des défunts et que l’Église, dès ses origines, a constamment proscrite ».
Bref, on ne saurait brûler un corps qui a reçu Notre-Seigneur en eucharistie.
Le Saint-Office parlait en connaissance de cause… jadis appelé l’Inquisition, ce tribunal condamnait allègrement ses victimes au… bûcher ! Entre les poires d’angoisse, la table de l’écarteleur et autres raffinements de l’époque, le bûcher peut paraître bien futile lorsqu’on est à moitié mort, mais cette peine infamante servait d’exemple public et surtout privait de sépulture la pécheresse et le pécheur impénitent. Voir ses cendres répandues aux quatre vents était une indignité, une peine post-mortem apparentée à se voir voué aux feux de l’enfer pour l’éternité.
Mais comme toute institution qui traverse les âges, l’Église se ravisa lors de l’aggiornamento du Vatican II. Le même Saint-Office déclara que, « vu les nombreuses suppliques adressées au Saint-Siège pour que soit assoupli le canon à propos de la crémation, celle-ci serait tolérée, même permise, pourvu qu’elle ne soit exécutée dans un esprit de contestation, de haine ou de négation de la religion chrétienne. »
Ce que l’on appelait autrefois le Saint-Office est maintenant devenu la « Congrégation pour la doctrine de la foi », et cette dernière en 2016 réaffirmait la préférence de l’Église pour l’inhumation des corps. La crémation est donc admise, mais ni la dispersion, ni la conservation des cendres à domicile ne sont acceptées, sauf en des cas exceptionnels et en attendant qu’un lieu sacré puisse accueillir les restes du défunt. Ces traditions préservent alors la communion entre les vivants et les morts.
Et pour répondre à cette question qui m’est souvent posée comme conducteur de four, à savoir si l’intégrité de l’âme peut être compromise par la crémation, la Congrégation a une réponse toute faite : « la crémation du cadavre ne touche pas à l’âme et n’empêche pas la toute-puissance divine de ressusciter le corps ».
Par contre, à l’autre question qu’on me pose parfois à mon grand étonnement, la Congrégation n’a aucune réponse : « Mais monsieur, dites-moi, est-ce que la crémation, ça fait mal ? » !!
N.B. À ce sujet, l’Écomusée est à numériser le riche fonds documentaire de l’Association crématiste de Strasbourg dont il a hérité. Il sera bientôt disponible sur le site sous l’onglet BIBLIO-TEK.