Historienne et recherchiste
L’enfant et le couple : les marginaux du panthéon funèbre
Dans le présent corpus, l’enfant tient une place fort modeste, car on lui préfère généralement la forme idéalisée du chérubin. Au cimetière Saint-Joachim, au lotissement de Cyrias Goulet, un garçonnet à genoux joignant ses mains se trouve à la limite de la représentation de l’ange adorateur, tout comme au cimetière Belmont, où le sujet, d’allégeance amérindienne, fut cette fois incisé sur la stèle de la famille de J. Arthur Vincent avec un chapelet dans ses mains jointes. Tout au moins, deux autres thèmes reliés à l’enfant ont été repérés. Au cimetière de Sainte-Anne-de-Beaupré, un Enfant sur sa couche surhausse le monument de Joseph Desrochers, dont la fille est décédée à l’âge de dix-huit ans. L’Enfant à la tête de mort tenant une torche renversée, motif tout à fait unique dans le panthéon funéraire, occupe le lot de Charles V.M. Temple au cimetière Mount Hermon. Par son attribut, il personnifie un Génie de la mort et s’associe au thème conventionnel des Vanitas, où le crâne invite à la réflexion sur la mort et sur la fuite du temps, rejoignant ainsi la symbolique mystique. Au Belmont, sur le lot de Gazzoli Bastien, un garçon et une fillette sur plombent un socle, sans que l’on puisse percevoir l’intention réelle des commanditaires, ni en saisir la signification. Y voir là la projection d’un rêve – celui d’avoir des enfants – reste en soi de l’interprétation, mais toutefois, aucun nom d’enfant ne fut transcrit sur l’épitaphe. Quant aux représentations du couple, elles sont rarissimes, à l’exception du monument repéré dans le comté de Brome (Genest : 362), où les bustes du père et de la mère ont été portraiturés en haut-relief dans une attitude empreinte d’austérité. Parfois, les portraits photographiques de l’époux et de l’épouse ornent la partie supérieure de la stèle et sont imprimés sur porcelaine, procédé qui ne fut pas très populaire, peut-être davantage chez certains groupes ethniques. Au Belmont, sur la stèle d’André Verville (1935-1999) et de Gemma Lavoie (1930-2002), les traits de leur visage furent burinés directement sur le granit (par Jean Campeau pour Granit JD enr.). Avec ces images réelles, les glissements entre absence et présence s’entrecroisent. « Le but du portrait, c’est de présentifier le mort, concrètement, éternellement. […] La présence du signe est signe de la présence […]. Le mort représenté est ici et maintenant : la photographie est là pour le prouver, le confirmer » (Urbain 1978 : 203). Dans ce tour d’horizon sur la sculpture historiée, au sacré comme au profane, les évocations oscillent entre le pathétisme et la sérénité ou la compassion et le romantisme. Avec l’écriture épigraphique, un schème similaire se reproduit pour mieux consolider ces enjeux. Et ce, avant que le texte ne subisse les avatars de l’uniformisation, voire de l’extinction, comme c’est le cas pour la sculpture.
L’écriture épigraphique
Qu’elle se déploie ou qu’elle s’écourte, qu’elle s’étale en prose ou en vers, l’épitaphe représente un vecteur d’informations fort significatif. Comment écrit-on la mort? Quels sont les mots pour la dire? Comment se donne-t-elle à lire à travers une trame symbolique étayant les rêves et les fantasmes posthumes ? En fait, le texte s’allie souvent à l’icône et se charge du même message. Comme pour l’architecture, le mobilier et la sculpture, l’écriture du souvenir est réinvestie dans un au-delà chrétien ou dans un ici-bas, où le mérite d’une vie modèle ou idéalisée favorise l’immortalisation dans la mémoire collective.
La mort mystique
L’usage des citations bibliques et liturgiques, des prières anticipatoires, des devises spirituelles ou autres évocations pieuses insérées à l’épitaphe s’avère un dispositif métaphorique très répandu. « Apprivoiser la mort pour mieux la dominer, en la réinsérant dans la perspective du salut : pour cela il n’est pas question de la nier, mais au contraire de la placer au cœur de la vie humaine » (Vovelle 1974 : 57). L’image du sommeil revient ici en force et s’enrichit d’une connotation mystique omniprésente dans sa formule « R.I.P. ». Ce motif emprunté à l’invocation finale de la messe de Requiem et aux cérémonies de l’Absoute et de l’enterrement figure aussi dans sa version longue en latin « Requiescat in Pace », en français « Qu’il repose en paix », ou en anglais « May he rest in peace». Il fait référence au corps en attente de la résurrection.
De multiples citations provenant des Saintes Écritures sont également extraites de la messe des défunts. Cette liturgie célèbre les vertus christiques afin d’abréger « les étapes de purification que doit traverser l’âme du défunt pour entrer dans la lumière éternelle » (Les funérailles chrétiennes : 4). Sur les stèles cruciformes de Joseph et de Stanislas Picard, « Egosum Resurrectio et Vita » [Je suis la Résurrection et la Vie] fut transcrit sous un Ecce Homo en médaillon. Il s’agit d’un extrait de l’Évangile selon saint Jean (XI, 25) relatant la résurrection de Lazare inclus à la messe des funérailles et repris sous forme d’antienne à la cérémonie de l’enterrement. Le texte appuie l’image d’un Christ en gloire en remplacement du conventionnel Christ de douleur. L’épigraphe « Verbe éternel fait chair guide notre peuple » sur la stèle de Stanislas Gaudreau, où une croix se profile sur chacune des faces latérales, s’inspire d’un passage du même Évangile (I, 14) lu à la fin de la messe des funérailles et illustrant le mystère de l’Incarnation. Le premier verset du psaume 129 de l’Ancien Testament faisant partie du Chant des montées des pèlerins à Jérusalem fut gravé sur le monument des Franciscaines missionnaires de Marie : « Du fond des abîmes j’ai crié vers vous Seigneur,
Seigneur écoutez ma voix. » Cet extrait est inclus à la levée du corps, cérémonie précédant la messe de Requiem, ainsi qu’à l’Office des morts, prière instituée par l’Église pour le soulagement des âmes. Sur le côté ouest du même tombeau figure le leitmotiv animant chaque phase de la liturgie des funérailles et dudit Office : « Seigneur donnez-leur le repos éternel. » Ce dernier fut transcrit en latin sur le monument de Charles Sharples : « Requiem aeternam, dona eis Domine », tout comme le psaume 129 sur le tombeau de son épouse, « De profundis, clamavi ad te Domine; Domine, exaudi vocem meam », lequel se prolonge sur la face nord : « Sustinuit anima mea in Verbo ejus » [Mon âme a été soutenue par sa parole]. Une troisième tombe sur ce lotissement reproduit un passage du Te Deum Laudamus ou prière d’Action de grâces : « In Te, Domine, speravi : non confundar in aeternum. » [En Toi, Seigneur, j’ai espéré : que je ne sois pas perdu pour l’éternité].
Le tombeau de Louis-Joseph-Cyprien Fiset présente une surabondance d’inscriptions liturgiques. Sur le côté nord figure l’extrait précédent du Te Deum sous une citation dénonçant la mort sournoise : « Imminet et tacito clam, Venit illa pede » [Elle nous domine et de plus, en silence, à notre insu, elle approche sur la pointe des pieds]. Sur le côté sud fut transcrit le dernier verset du Dies Irae, poème des fins dernières, dont la lecture précède celle de l’Évangile, lors de la messe de Requiem : « Pie Jesu Domine, Dona eis requiem. »
[Doux Seigneur Jésus donnez-leur le repos]; sur la face est, « Sit tibi terra levis » [Que la terre te soit légère] a son pendant sur la face ouest : « Lux perpetua luceat eis ! » [Que la lumière éternelle luise sur eux !], citation faisant suite au refrain « Requiem aeternam, dona eis Domine ».
Ces paroles présentaient si bien le double aspect de la mort – sommeil dans la nuit du sépulcre, réveil dans la lumière – que l’habitude se prit vite de les répéter comme un souhait, comme une supplication en faveur des défunts. Elles fournirent dès lors à l’Église ce motif qu’elle plaça au début de la « Messe des Morts » et qui revient à chaque instant dans le cours de l’Office (Perdrizet : 2).
Au bas de la stèle de Benson Bennett, un passage tiré du Nouveau Testament est présenté dans sa version anglaise : « Blessed are the dead which died in the Lord. » (REV. XIV 13). Ce message prophétique apparaît en français sur la face principale de l’obélisque érigé en mémoire de la famille de François Vézina : « Bienheureux sont ceux qui meurent dans le Seigneur » (APO. XIV, 13). Ce verset figure à l’Office des morts et à l’épître des messes commémorant les fidèles défunts. Il est ici précédé d’une citation extraite du livre de Job : « Ayez pitié, ayez pitié de moi vous du moins mes amis » (Job, XIX, 21). Au tom beau monumental des Frères des écoles chrétiennes, sur la face ouest de l’écran sud, figure le même extrait de l’Apocalypse de saint Jean (XIV, 13) « Heureux ceux qui meurent dans le Seigneur » et un cantique religieux en anime la face est : « Je mets mon espoir dans le Seigneur. » Enfin, un passage de la première épître de saint Paul aux Corinthiens, pris au dernier verset de l’épître du IIIe nocturne de l’Office des morts, s’affiche sur le socle supportant la croix : « C’est dans le Christ que tous revivront » (1, Cor. 15, 22). Cette panoplie d’écritures pieuses inclut la doxologie ou prière à la gloire de Dieu déjà évoquée par le Te Deum. Au monument du juge Joseph-Noël Bossé, un extrait du Magnificat (Saint Luc, I, 46), cantique d’Action de grâces inclus aussi à l’Office des morts, exalte la gloire divine : « Magnificat anima mea Dominum » [Mon âme rend grâce au Seigneur], tout comme l’inscription sur sa base : « Je chanterai vos louanges mon Seigneur et mon Dieu. »
On intercède également auprès de Dieu par une invitation à la prière. Les formules stéréotypées « Priez pour nous », « Priez pour elle-s [ou] pour lui » abondent dans ce sens. D’autres plus personnalisées vont jusqu’à interpeller le passant, comme en fait foi l’obélisque de la famille de Prime Béland, où, de plus, on anticipe sur la vie future :
À la mémoire
de Sieur
Prime Béland,
entrepreneur,
décédé le 6 mai 1886
à l’âge de 66 1/4 ans
et de son épouse
Marguerite Darveau
décédée le 7 mars 1897,
à l’âge de 75 ans
Priez pour eux.
Ici repose le corps de
Sieur Siméon Béland,
marchand de bois,
décédé le 11 avril 1884,
à l’âge de 36 ans 6 mois.
Au ciel on se retrouve.
Vous qui lisez ceci, priez pour lui. [etc.]
On commande la prière pour le salut de l’âme de la défunte : « Pray for the soul of Margaret wife of Charles Sharples. » Au monument de la famille Langevin-Bacon, la première épouse de François- Xavier Langevin bénéficie du même privilège :
Priez
pour le repos de l’âme
de
Dme Mary Tourangeau
épouse de
F.X. Langevin Ecr
décédée le 30 juin 1888
à l’âge de 66 ans et 6 mois
R.I.P.
À la mémoire de
F.X. Langevin
écuier avocat
décédé le 9 janvier 1890
à l’âge de 78 ans et 10 mois
R.I.P.
Sa seconde épouse
Dme Sarah Blouin
décédée le 3 septembre 1895
à l’âge de 61 ans
Helen Lady Horsley Baillargé Bacon
décédée le 17 février 1930
Au tombeau de la famille de J.-A.-Éphrem Bégin, situé au nord, dans la section F des fosses à part, la prière s’adresse à la Vierge, mère et médiatrice :
Ô Sainte Vierge Marie mère de
mon Dieu et ma mère, je vous
remets mon âme ainsi que celle
de mon épouse et de mes enfants
Ô Marie conçue sans péché
priez pour nous
que les âmes des fidèles défunts
reposent en paix
par la miséricorde de Dieu
Ainsi soit-il
Cette inscription s’allie à l’imagerie dévotionnelle puisqu’une Immaculée Conception sur montait le socle et ce, jusqu’à l’automne 1981. Au monument des Enfants de Marie de la Haute-Ville, cette Vierge se voit confrontée à ses devoirs maternels : « Monstra te esse Matrem » [Montre que tu es Mère]. Sur la croix surmontant le tombeau d’Alfred Tanguay, la litanie se joint au Sacré-Cœur « Cœur Sacré de Jésus je crois à votre amour pour moi » et le motif d’un cœur ardent saignant entouré d’une couronne d’épines s’unit à l’emblème « Dieu ne meurt pas ». Au lot de Jules Rochette, « Bon saint Joseph priez pour nous » rythme la base du pilier portant une statue du saint, tandis qu’une brève invocation à la sainte Famille s’ajoute au tableau des dévotions, au monument de Boniface Côté : « J.M.J» [Jésus-Marie-Joseph].
L’espoir en l’après-vie s’exprime également par l’interpellation directe de l’Être Suprême, à qui on implore la miséricorde. À l’intérieur du mausolée de la famille du Dr Nicolas-Josué Pinault, chacune des cinq épitaphes murales, en appelle à l’indulgence divine : « Mon Jésus,
Miséricorde ! ». Sur le gradin à l’avant du lot de Pierre-Adélard Alain, l’apostrophe s’associe à la croix centrale du monument : « Salut, Ô Croix Notre Unique Espérance ». Les Eudistes, quant à eux, scandent leurs emblèmes pieux inscrits autour du voilier stylisé fixé au-dessus d’une croix couchée : « La Croix de Jésus / La Volonté divine / La Grâce divine / L’Amour envers Jésus et Marie ». Enfin, les devises spirituelles ou sentences morales s’ajoutent à l’écriture invocatoire.
Le tombeau des Pères de Saint-Vincent de Paul exhibe leur maxime « Annoncer le Christ de toutes manières », tandis que sur la stèle du notaire Paul Samson, deux inscriptions s’insèrent de part et d’autre du motif central de la croix : « J’ai cru / Je vois ». Cette expression de la foi rappelle étrangement un passage de l’Évangile selon saint Jean (XX, 29) relatant l’épisode où Jésus apparaît aux disciples en présence de Thomas : « Parce que tu m’as vu, tu as cru; heureux ceux qui croient sans voir ! ». Sur la stèle d’Ernest Gagnon, on réclame la béatitude éternelle promise au Jugement dernier : Per crucem ad lucem » [Vers la lumière par la croix]. Pour François Dumouchel, une citation de même ordre « Surget in Gloria » [Qu’il se lève dans la gloire] surhausse les symboles eucharistiques du blé et de la vigne jumelés à l’alpha et à l’oméga, invitant non pas à une gloire temporelle mais à une éternité bienheureuse.
Par ailleurs, les qualités morales de la femme, dont la générosité et le dévouement, sont mises à l’honneur par le biais de textes puisés aux Saintes Écritures. Sur le socle supportant l’obélisque érigé en mémoire de la famille de François Vézina, l’inscription « Elle a ouvert sa maison à l’indigent, elle a étendu ses bras vers le pauvre » provient du livre des Proverbes dont l’enseignement vise la sagesse « c’est-à-dire, l’art de se conduire conformément à la volonté du Seigneur dans les diverses circonstances de la vie » (Proverbes XXXI, 20). Sur l’obélisque de la famille de Barthélémi Houde figurent des passages empruntés à la même source, ainsi qu’aux écrits de saint Ambroise et au Memento des morts, oraison citée à la fin de la messe quotidienne. L’épouse est valorisée par ses vertus et l’époux se distingue par sa dénomination professionnelle. Sur la face principale, tous les registres s’entremêlent, l’au-delà voisinant l’ici-bas :
Ici repose le corps de
Sieur Barthélémi Houde
ancien manufacturier
de tabac
décédé le 18 avril 1886
à l’âge de 61 ans
Parents et amis
une prière pour le repos
de son âme
Priez pour le repos de l’âme de
Dame Adélaide Martel
épouse de Mr B. Houde
décédée le 25 février 1878
à l’âge de 36 ans et 6 mois
Une femme diligente est une couronne
pour son mari. (Prov. XII, 4)
Elle a ouvert sa main au pauvre
elle a veillé sur les pas des siens.
(Prov. 31, 20)
Les siens pleuraient ainsi que tous
ceux qui l’avaient connue.
Nous l’avons aimée pendant sa
vie, ne l’oublions pas après sa mort.
(St-Ambroise)
Accordez O Jésus, plein de bonté,
le repos éternel à celle pour qui
nous vous prions (Prose des morts)
Requiescat in pace
Quant à l’inscription réprobatrice au pied du calvaire, au cimetière Saint-Charles, elle nous incite au repentir déjà dans l’ici-bas : « Pécheur / voilà ton ouvrage! »
Note (1)
Ce texte fait partie d’une série d’articles de notre grand dossier « Cimetières, patrimoine pour les vivants » tiré du livre du même titre par Jean Simard et François Brault publié en 2008.