Géographe et auteure
Dans le cimetière Saint-Pierre de l’île d’Orléans, au pied du monument de Félix Leclerc, des gens ont déposé leurs souliers usés et leur bas de laine en hommage au géant. L’image des souliers qui ont beaucoup voyagé résume bien le parcours du poète. Dans son récit autobiographique Moi mes souliers (1955), qui deviendra plus tard une chanson, l’artiste raconte les pas qu’il a du franchir pour que s’affirme son talent.
La sensibilité du poète se manifeste dès son enfance alors qu’il se montre plus enclin à chanter les beautés de la nature qu’à travailler les deux pieds dans la terre. Son père Léo, inquiet pour l’avenir de son fils, respecte néanmoins sa nature rêveuse tandis que sa mère, Fabiola Parrot, lui répète qu’il ne fera pas comme les autres et créera quelque chose.
Avec ses dix frères et sœurs, Félix vit une enfance heureuse à La Tuque, en Mauricie, une région à peine défrichée au début du siècle dernier. Le pain ne manque pas sur la table des Leclerc car Léo est un marchand de bois plutôt prospère, ce qui n’est pas nécessairement le cas des familles alentour. Trop pauvres, plusieurs des amis de Félix ne fréquentent pas l’école. Le petit Ludger fait exception, il est le seul de sa famille à savoir lire. Mais préférant travailler sur la ferme, Ludger abandonna l’école. Amèrement déçu, son frère prit alors Félix à part et lui fit promettre de s’instruire pour pouvoir ensuite dénoncer la misère de ses compatriotes. L’âme en avant, écrit Félix, il jura de donner son aide aux habitants, aux ouvriers, aux pauvres, au malheureux pays qui avait mal à sa destinée. Ce « serment d’enfant » le suivra toute sa vie, le mettant dans la position du héro devant sauver Ludger, sa famille et la nation tout entière.
Un missionnaire vint au village recruter de jeunes candidats à la prêtrise, en échange d’une éducation gratuite dans un collège d’Ottawa. Félix quitta sa famille et son enfance et prit le train en pleurant, en se répétant Je serai un homme.
Au retour des longs moments de solitude au pensionnat, Félix, avec sa belle voix grave, s’impose comme animateur à la radio; il écrit des radioromans et commence à se produire comme chansonnier à la fin des années 40. En 1950, Jacques Normand fait entendre à l’imprésario français Jacques Cannetti la chanson Le train du Nord. Conquis, Canetti invite Leclerc à se produire à Paris, au théâtre de l’ABC, célèbre music-hall de l’époque. Le succès instantané de Leclerc à Paris ne plaît pas à tous les Québécois dont certains attendent tout de la France en matière de culture.
Félix, grattant sa guitare, n’est plus mal à l’aise dans ses souliers et sa veste à carreaux qui l’emmènent de tournée en tournée faire son bonheur. Il est devenu un grand de la chanson et de jeunes débutants comme Jacques Brel et Georges Brassens l’écoutent avec admiration. Le poète remporte plusieurs prix de l’Académie Charles-Cros pour ses albums.
En 1970, Félix, âgé de 56 ans, s’installe sur l’île d’Orléans dans une maison qu’il construit lui-même. Après l’imposition par le gouvernement fédéral des mesures de guerre lors de la Crise d’octobre, le poète devient un farouche partisan de l’indépendance. En 1975, lors de la Superfrancofête, Leclerc, Vigneault et Charlebois triomphent sur les Plaines d’Abraham. Retiré sur son île, Félix continue d’écrire, notamment ses Calepins d’un flâneur; il projette aussi de mettre sur pied une fondation qui viendrait en aide aux jeunes talents de la chanson. Mais le soir du 7 août 1988, Félix ôta ses souliers puis s’en alla au paradis.
Au paradis, paraît-il, mes amis
C’est pas la place pour les souliers vernis
Dépêchez-vous de salir vos souliers
Si vous voulez être pardonné
(Extrait de Moi mes souliers)