Chronique du Fossoyeur:

Conducteur de four crématoire
Nous, les travailleurs de la mort, ordinairement tapis dans l’ombre, presque invisibles aux yeux de la communauté des vivants, nous, les cols bleus de Dieu, avons été décrétés « travailleurs essentiels » (à ne pas confondre avec la loi sur les services essentiels) par l’État. Nous voilà ennoblis, consacrés et reconnus par le bon docteur Arruda !

Comme en 1919, les troupes sont mobilisées et prêtes à fournir la prestation de travail nécessaire à la bonne gestion des dépouilles. L’ampleur de cette pandémie, dite de grippe espagnole, était telle que l’on avait dû ouvrir de grandes fosses communes dans les cimetières du Mont-Royal et de l’est de la ville, à une époque où la crémation était canoniquement interdite. Il y a eu des familles qui avaient elles-mêmes creusé des fosses dans leurs concessions, tant le personnel des cimetières était occupé.
Aujourd’hui, l’omniprésence de la crémation dans les mœurs funéraires rend les choses plus faciles et plus expéditives. Ça facilite beaucoup le défi logistique.
La Direction de la Santé publique fait appliquer des protocoles stricts que nous devons suivre, et comme je l’écrivais à ma petite sœur infirmière, qui vit dangereusement ces temps-ci, je me trouve paradoxalement et contre toute attente beaucoup plus en sécurité au travail qu’à la maison. Oeuvrant dans un bâtiment isolé et demi souterrain, dans un repli rocheux du Mont-Royal, d’une nécropole de 343 acres fermée au public, je suis à l’abri de toute turpitude.
Nous n’avons pas à craindre plus qu’il faille notre promiscuité avec la mort. Des collaborateurs thanatopracteurs m’ont confié qu’ils doivent appliquer un piqué saturé d’aseptisant sur la partie supérieure de la dépouille avant de la glisser dans un sac mortuaire qui sera scellé et mis en bière. Celle-ci doit être de bois et étiquetée « Covid 19 ». Le seul défaut du système est qu’un cercueil qui n’est pas ainsi estampillé ne peut pas être considéré comme sécuritaire, car il doit forcément y avoir des victimes qui étaient porteuses asymptomatiques du damné virus et qui sont décédées d’une autre cause.
L’embaumement des victimes du virus est interdit, ce qui limite les risques de contamination (quoiqu’il paraît que le virus ne survit pas longtemps lorsque son hôte décède). Il ne peut non plus y avoir d’exposition à cercueil ouvert, et la tenue des funérailles doit se faire avec moins de dix participants et pas plus de deux personnes ne peuvent signer les registres. Les familles ont le choix entre l’inhumation traditionnelle du corps et la crémation avec inhumation, mise en niche ou dispersion des cendres. La mise en crypte dans un mausolée est interdite, tout comme l’entreposage en congélateur à moyen et long terme des dépouilles.
Les travailleurs de notre milieu qui prennent les plus grands risques sont les gens de la morgue et du transport mortuaire, qui doivent entrer et sortir d’établissements de santé, dont certains CHSLD pour le moins désorganisés. Le plus grand danger en milieu de travail reste les contacts avec les collègues ou la manipulation d’outils ou de cercueils touchés par un collègue ne se sachant pas infecté.
Revoir l’organisation du travail dans les maisons funéraires, les morgues et les cimetières, en incluant les règles de distanciation physique, est un exercice qui requiert beaucoup d’imagination. On y travaille en équipe. Il est difficile de transporter seul un cercueils ou une dépouille.
Quelles seront les conséquences à long terme pour les endeuillés de n’avoir pu accompagner des parents isolés ou hospitalisés dans leurs derniers moments, et de n’avoir pu par la suite célébrer de rituels funéraires normaux ? Parions que ça laissera d’innombrables cicatrices. C’est déjà chose éprouvante que de perdre des parents et amis, c’est tout autant ignominieux de les voir partir dans ces conditions inhumaines.
Ce virus aux allures monarchiques arrive même à nous voler la mort.
