Chronique Histoire:
Note: Cet article est le premier d’une série présentant certains cas de figure découlant de l’influence politique sur la pérennité du dernier repos de personnalités historiques, tant à l’étranger que chez nous.
Parmi les autres sous-thèmes qui seront abordés ultérieurement: les interdits de sépulture, les inhumations clandestines, les exhumations et les profanations vengeresses, les translations préventives, les panthéonisations et dépanthéonisations, les Soldats inconnus et certaines sépultures militaires controversées et quelques autres situations anecdotiques cocasses.
«Il est facile d’être un saint si vous n’avez aucun désir d’être humain.» Karl Marx
Déjà canonisés de leur vivant par un culte de la personnalité paroxystique, auquel tous leurs compatriotes devaient se plier, une part importante des démiurges de l’ère communiste du XXe siècle a « transcendé » sa mort pour un temps, grâce aux techniques modernes de momification. Et tout comme pour les rois-dieux de l’Égypte antique, on leur a offert de pharaoniques mausolées pour perpétuer de «l’au-delà» leur autocratique mission «ici-bas».
La politique étant toutefois une donnée sans cesse changeante, trois de ces huit momies recensées ont vu, depuis, leur « deuxième vie » annihilée, alors que les cinq autres « survivent » encore dans des régimes dictatoriaux qu’ils ont eux-mêmes créés, ou dont leurs héritiers politiques ont choisi de ne pas se départir de leurs vestiges charnels.
LES MOMIES «ROUGES»
Vladimir Ilitch Oulianov dit Lénine (1870-1924)
Bien que Lénine ait préalablement indiqué dans ses volontés qu’il voulait être inhumé, lorsqu’il a trépassé en 1924, ses camarades, influencés notamment par la réception de quelque 10 000 télégrammes venant de partout sur le territoire soviétique, ont décidé que son corps serait plutôt embaumé et placé dans un sarcophage de verre à l’intérieur d’un mausolée ouvert à la dévotion du peuple. À l’exception d’une petite « vacance » sibérienne dictée par la menace d’occupation de Moscou par les troupes hitlériennes, il continue toujours de régner sur la Place Rouge et ce, au prix d’un entretien physicochimique de sa personne au coût de 13 millions de roubles par an (environ 260 000 dollars canadiens) selon un communiqué publié en 2016 par le gouvernement russe. Bien que le doyen des momies « rouges » jouisse encore d’un sursis hors terre, il n’est pas dit que son sort ne soit pas éventuellement modifié puisqu’un sondage, datant d’il y a trois ou quatre ans, effectué auprès d’un échantillon de 8 000 Russes indiquait que 62% d’entre eux étaient en faveur que ses restes soient dorénavant inhumés en bonne et due forme. Une idée toujours écartée par le Kremlin.
Joseph Staline (1878-1953)
Sa mégalomanie et sa férule étant de loin supérieures à celles de son prédécesseur, lorsque le «Petit Père des Peuples», Joseph Staline, décéda en mars 1953, il apparut alors tout à fait dans l’ordre des choses pour ses héritiers politiques que l’on conférât à sa dépouille le même traitement que celui attribué en 1924 à Lénine et qu’il reposât désormais aux côtés de celui-ci. Une cohabitation qui se révéla bien éphémère puisque la lutte de succession porta Nikita Krushtev à la tête de l’U.R.S.S. Cet Ukrainien roublard joua habilement ses cartes pour se débarrasser de l’encombrant héritage stalinien. D’abord en 1956, lors du percutant XXe Congrès du Parti communiste, où les crimes de Staline furent dénoncés dans un accablant rapport, puis cinq ans et deux congrès plus tard, par une résolution adoptée par le Parti de retirer le corps de Staline du mausolée, « en raison de ses graves violations des principes léninistes, de ses abus de pouvoir et des répressions massives à l’encontre d’honnêtes citoyens. » Le 31 octobre 1961 donc, la dépouille de Staline fut retirée de nuit, dans le plus grand secret, pour être placée dans un cercueil et inhumée devant les remparts du Kremlin. De nos jours, si une garde d’honneur officielle continue de veiller sur le mausolée de Lénine, la tombe de Staline, quant à elle, ne reçoit à l’occasion que la vigile temporaire de quelques nostalgiques.
Georgi Mikhaïlov Dimitrov (1882-1949)
L’émulation des vassaux est-européens inféodés à Moscou ira jusque dans les rites funéraires. Ainsi, la première momie « rouge » non soviétique fut celle du leader bulgare Georgi Mikhaïlov Dimitrov. Celui-ci meurt en 1949 dans un sanatorium moscovite, alors qu’il y suivait un traitement médical. Immédiatement embaumé par les thanatologues attitrés à la dépouille de Lénine, son corps est transféré à Sofia, où les autorités réussissent un tour de force en lui érigeant en seulement six jours un gigantesque mausolée basé sur celui de Lénine. Il y resta jusqu’en 1990, alors que le nouveau gouvernement postcommuniste décida de le faire incinérer et enterrer au Cimetière central de Sofia. Quant à son mausolée, il a connu également une fin pour le moins rocambolesque. Après un âpre débat politique survenu en 1999, et malgré un sondage d’opinion indiquant que les deux tiers de la population bulgare étaient en faveur de sa préservation, il fut détruit… à la quatrième tentative de dynamitage. Les sous-sols de cet édifice massif étant demeurés intacts, le conseil municipal de Sofia, par un arrêté du 8 février 2018, a convenu de transformer ceux-ci en galeries d’exposition pour la division de l’art contemporain du musée d’art municipal.
Klement Gottwald (1896-1953)
Le relais macabre des momies «rouges» se poursuivit très rapidement, alors que le vassal tchécoslovaque Klement Gottwald se sentit mal dans l’avion le ramenant de Moscou, où il avait assisté aux funérailles de Staline. Il meurt le 14 mars et les autorités pragoises conviennent immédiatement de le faire momifier «à la russe» et de l’exposer en permanence dans le mémorial national de Vitkov, érigé entre 1929 et 1932 et initialement dédié à la mémoire des légionnaires tchécoslovaques ayant combattu aux côtés des Alliés lors de la Première Guerre mondiale. En 1962, suite au piètre embaumement dont il avait été l’objet, on convint d’incinérer son corps. En 1990, lors de la Révolution de Velours qui libéra Tchèques et Slovaques du joug communiste, ses restes, et ceux de quelques fidèles collaborateurs qui l’avaient rejoint dans le mausolée furent transférés dans divers cimetières du pays.
Ho Chi Minh (1890-1969)
«Rouge» de cœur, jaune de peau : la première momie communiste non-européenne est vietnamienne. En effet, à l’encontre même des dernières volontés de leur leader historique Ho Chi Minh, qui voulait être incinéré, ses successeurs l’ont plutôt fait embaumer : une opération menée dans une grotte dans la jungle, à l’abri des bombardements américains. Ils ont aussi bâti à Hanoï, pour sa momie encagée de verre, un mausolée où continuent de défiler depuis 1970 des générations de compatriotes fidèles et des hordes de touristes que cette attraction fascine. Il appert toutefois que, malgré l’expertise russe, le temps fait son œuvre sur ce corps devenu pour certains une relique bouffie aux traits difficilement reconnaissables.
Mao Zedong (1893-1976)
Quand on a été une figure marquante de son siècle, le Grand Timonier de tant de millions de Chinois et, jusqu’à un certain degré, le légataire de nombre de dynasties impériales prestigieuses, il était évident que, suite à son décès en 1976, les successeurs de Mao ne respecteraient pas le souhait que celui-ci avait émis vingt ans plus tôt : que «tous les leaders culturels devraient être incinérés après leur mort.» Six mois ont suffi pour construire le gigantesque mausolée qui borde la Place Tien An Men, où il repose toujours. Détail cocasse : comme à son décès, il existait un froid idéologique et politique entre Pékin et Moscou, les Chinois durent composer sans l’expertise russe pour la construction d’un sarcophage de verre. Tant bien que mal, on procéda à la chinoise à divers tests d’étanchéité et même de résistance à un tremblement de terre. Selon quelques rares éléments dévoilés dans le Quotidien du peuple, «aux heures de fermeture du mausolée, le tombeau est descendu dans un conteneur maintenu à basse température.» Pour ce qui est de la momie elle-même, les experts demeurent perplexes quant à son degré réel de préservation.
Kim Il Sung (1912-1994) et Kim Jong Il (1941-2011)
Stalinien parmi les staliniens, mais aussi ami et compagnon de Mao, Kim Il Sung ne voulait pas être en reste au moment d’accéder «à l’éternité.» Lorsque vint son tour en 1994, le« Grand Dirigeant et Éternel Président» nord-coréen fut lui aussi momifié et installé dans un gigantesque mausolée aux abords de Pyongyang, à l’architecture typique du «mégalo- communisme». En 2011, dynastie oblige et malgré les coûts exorbitants du maintien d’une telle opération pour un pays exsangue économiquement, son fils Kim Jong Il vint le rejoindre après préparation de son corps par les fidèles experts russes. Détail surréaliste : on dit qu’une lumière filtrante baigne le sarcophage pour donner un teint rosacé aux traits du «Cher Dirigeant».
Pas tous momifiés
Ce ne sont pas tous les leaders communistes qui ont subi ou fait subir à leur peuple semblable traitement morbide. Ainsi en fut-il pour les Polonais, les Hongrois, les Est-Allemands, les Albanais, les Mongols, les Laotiens, les Cubains.
Le cas des époux roumains Nicolae (1918-1989) et Elena Ceaucescu (1916-1989) est unique puisque, fusillés sommairement à la Noël 1989, leurs dépouilles ont séjourné dans un lot «anonyme» avant d’être réinhumées en 2010 dans une autre tombe du cimetière Ghencea, à Bucarest. Cette fois, celui qui fut, entre autres titres ubuesques, le « Génie des Carpates » a même retrouvé sur sa stèle l’inscription «Président de la République socialiste de Roumanie».
Pour sa part, le maréchal Josef Broz, dit Tito (1892-1980), héros de la Seconde Guerre mondiale et fédérateur de la Yougoslavie communiste, dispose d’un monument funéraire relativement modeste à l’intérieur du Mausolée dit des Fleurs, un complexe mémorial à Belgrade. Malgré l’éclatement de la Yougoslavie, la mémoire de sa geste libératrice est demeurée somme toute intacte au sein des actuels peuples serbe, croate, monténégrin, slovène, bosnien et nord-macédonien.
Les prétendants au trône d’Ubu pouvant être partout, il s’en est trouvé un au Turkménistan, en la personne de Saparmyrat Nyýazow (1940-2006), ancien satrape communiste devenu président fondateur de son pays. Ses délires mégalomaniaques sont devenus légendaires. Songeons au changement du nom des mois, aux bibliothèques expurgées de tous les livres sauf les siens et à combien d’autres lubies, presque toujours néfastes pour ses concitoyens. Outrancier jusqu’à faire ériger pour son repos éternel la mosquée de Gypsat, à quelques kilomètres d’Achgabat, la capitale turkmène. Cet édifice monumental est au centre de controverses, du fait de la présence de nombreuses citations du Ruhmana – le « catéchisme » narcissique commis en 2001 par Nyýazow lui-même – au sein de l’enceinte sacrée, et ce, au côté de versets du Coran. Une cohabitation assurément blasphématoire pour les musulmans.
Dernier cas surréaliste: celui du Vénézuélien Hugo Chávez (1954-2013). Le 5 mars 2013, son successeur Nicolas Maduro annonce en grande pompe que «le Comandante sera embaumé, pour qu’il puisse être exposé dans un cercueil de verre et que le peuple puisse l’avoir avec lui dans son musée de la Révolution pour l’éternité.» Or, comme Chávez est mort depuis dix jours et que l’embaumement aurait déjà dû être entamé, les scientifiques russes et allemands consultés ont dû convaincre Maduro des perspectives non concluantes d’une telle opération de momification.
Voilà pour cette fresque, hélas bien représentative de quelques dérives et divagations totalitaires récentes, dont certaines sont actuelles. Le caractère inéluctable de la mort et de la putréfaction des corps ne semble pourtant pas avoir altéré le cynisme de leurs auteurs. De quoi méditer ces vers d’Horace, toujours aussi d’acuité et d’actualité : «Quid mortalis homo jacta te, quidve superbis ? Cras forsan fies pulvis et umbra levis !» (Que te vantes-tu, homme mortel, pourquoi t’enorgueillir ? Demain peut-être ne seras-tu que poussière et ombre légère !)