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Choisir la crémation

Chronique Histoire:

France Rémillard

Restauratrice et éditrice en chef de l'Écomusée du Patrimoine

Inhumation, crémation ou aquamation (nouvelle pratique de disposition des corps, voir l’article «L’aquamation pour disposer des corps »dans ce bulletin) ? Vous avez le choix, ce choix est presque illimité et cette liberté s’applique, quelles que soient vos convictions religieuses. Toutefois, cette liberté de choisir le traitement réservé à sa dépouille mortelle pour les catholiques est très récente et a été obtenue de haute lutte. C’est ce que nous avons appris en parcourant l’article de Martin Robert, « La république des incinérés : Histoire croisée des mouvements crématistes de Paris, du nord de l’Italie et de Montréal au XIXe siècle », paru dans Histoire sociale/Social History). En s’attardant au rôle des Rouges, ces  soi-disant libéraux radicaux fortement décriés par le clergé canadien catholique, Martin Robert, doctorant en histoire à l’Université du Québec à Montréal (UQAM), décrit le parcours d’acceptation du concept de la crémation à travers l’histoire, au Québec et parmi les pratiquants catholiques du Québec.

Rappel historique pour nos lecteurs

La crémation, interdite par le judaïsme et l’islam, est pourtant très ancienne : on retrace son existence en Inde aussi loin que     1900 ans avant J.-C. Elle est courante dans les cultures étrusques et gréco-romaines avant d’être progressivement abandonnée par les chrétiens. En 785, le concile de Paderborn décrète que quiconque fait brûler un corps suivant la coutume païenne sera puni de mort. La crémation mettra plusieurs siècles avant de ressurgir, encore là très progressivement.

Un Québec distinct

La recherche de monsieur Robert permet entre autres la mise en évidence des influences américaines et protestantes sur les mouvements crématistes québécois… : un trait distinctif du contexte québécois dans lequel certains rouges canadiens-français adoptèrent la revendication crématiste au tournant du XXe siècle.

«Au Québec, lorsqu’ils souhaitaient prouver que la disposition des corps par le feu était anti-chrétienne, les opposants catholiques à la crémation publiaient les deux décrets pontificaux de 1886.» En effet, ces décrets que venait de signer le pape Léon XIII… interdisaient aux catholiques de recourir à la crémation ou d’adhérer à une société  en faisant la promotion. Les catholiques anti-crémation considèrent que l’incinération équivaut à une profanation des corps des chrétiens nourris de la sainte Eucharistie. Le clergé, par les voix de Mgr Bourget et Mgr Bruchési du diocèse de Montréal, fait feu de tout bois sur les crématistes rouges qu’il associe aux Chemises rouges, ces révolutionnaires qui ont voulu envahir les États pontificaux pour les intégrer au royaume d’Italie. Cet affrontement, soutenu par l’armée des zouaves pontificaux, est d’autant plus virulent qu’à cette occasion, 500 jeunes Québécois francophones ont fait partie des zouaves.

L’acrimonie cléricale culmine en 1869 avec l’affaire Joseph Guibord, un typographe rouge, membre de l’Institut canadien de Montréal, qui se voit refuser la sépulture catholique. Ce refus sera contesté jusqu’au Conseil privé de Londres par sa veuve. Celle-ci obtiendra gain de cause six ans plus tard.

Malgré cela, il lui a fallu le recours d’une cinquantaine de policiers pour permettre au cortège de se rendre au lieu d’inhumation. Mécontent de ce retournement, Mgr Bourget fit désacraliser le lot Guibord et cavalièrement apposer sur le lieu de sépulture l’inscription suivante : « Là repose un Révolté que l’on a enterré par la force des armes ».

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Martin Robert fait la mise en contexte suivante : les Rouges du Québec n’étaient pas nécessairement athées, mais ils étaient anticléricaux, c’est-à-dire opposés à l’autorité politique du clergé catholique. C’est non seulement pour des objectifs d’hygiène publique, mais viscéralement pour la liberté de conscience qu’ils se sont battus. En effet, si le mouvement rouge était moribond au moment où il est confronté à la question de la crémation, c’est en réaction à l’Église que ses partisans en supportent le concept : le clergé catholique gouvernait la mort, possédait les cimetières, ordonnait les confessions, accomplissait les funérailles et accordait, par les derniers sacrements, l’accès à la vie éternelle relate monsieur Robert. Parmi ces Rouges d’alors, on compte quelques grands noms: Arthur Buies (journaliste et homme de lettres), Honoré Beaugrand (maire de Montréal), Amédée Papineau (avocat, fils de Louis-Joseph Papineau) et Éva Circé-Coté (journaliste, femme de lettres et féministe)

Ce qui a fait pencher la balance

Or, ce fut le contexte social et géographique dans lequel il prit forme qui caractérisa le mouvement des crématistes rouges de la façon la plus décisive. Plus généralement, les rouges ne pouvaient pas fonder un crématorium dans un cimetière catholique et ne disposaient pas non plus d’un lieu de sépulture civil, à la différence des Parisiens ou des Italiens. De plus, les Rouges côtoyaient à Montréal une importante communauté protestante qui, elle, était généralement moins réfractaire à la crémation que les catholiques. Les séjours de Louis- Joseph Amédée Papineau et d’Honoré Beaugrand aux États-Unis, ainsi que leurs mariages avec des protestantes, jouèrent sans doute un rôle dans leur décision d’être incinérés au crématorium Mont- Royal, croit Monsieur Robert.

C’est finalement à John H. R. Molson, décédé en 1897 à Montréal, converti au protestantisme et incinéré à Boston, qu’on doit le projet d’un premier crématorium au Québec. En effet, monsieur Molson donna 10 000 dollars au cimetière du Mont-Royal, un organisme incorporé protestant, pour la création et l’administration d’un crématorium.

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La première crémation au cimetière Mont-Royal eut lieu en 1902, mais il fallut attendre l’intervention fédérale faisant passer le crématorium sous compétence canadienne et la révocation, en juillet 1963, de l’interdiction de la crémation par le Saint-Office de Rome, dans la foulée du Concile Vatican II, pour que cette pratique gagne en popularité chez les catholiques. La crémation est donc maintenant tolérée, mais il faut savoir que l’Église condamne toujours la dispersion des cendres.

Dans l’ensemble, au Québec, selon des données de la Corporation des thanatologues du Québec (CTQ) obtenues par La Presse canadienne, le taux de crémation était estimé à 72 % en 2015.

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