Chronique du Jardinier:

Consultant, ex-directeur Jardin botanique de Montréal
Dans la dernière chronique du jardinier (voir l’article Gestion différenciée et cimetières dans La veille, vol. 8 no 2) j’ai traité de la transition écologique des cimetières en laissant la nature investir les espaces déjà aménagés. Ici, j’irai plus loin; pourquoi ne pas créer de nouvelles sections naturalisées destinées à mettre en terre ou à disperser les cendres de nos défunts ? Plusieurs cimetières possèdent des espaces en réserve pour de futurs aménagements, qui pourraient être transformés en jardin naturel de la biodiversité. Devant le recours grandissant à l’incinération, voilà peut-être une avenue intéressante à offrir à une clientèle sensible aux questions environnementales et qui désire entretenir la mémoire de leurs chers disparus de façon différente. Ce concept n’est d’ailleurs pas nouveau et rencontre semble-t-il un certain succès.
En plus de combler ces besoins, la création d’un espace naturel, ou biodiversifié, contribuerait à coup sûr à la santé environnementale du territoire environnant. J’ai déjà parlé des bienfaits des espaces arborés que pourrait abriter chaque cimetière et de leurs impacts sur le rafraîchissement des températures, l’assainissement de l’air et la captation des eaux de surface. Mais pourquoi aller plus loin que la plantation d’arbres et créer ces espaces naturels ? Le Québec n’est-t-il pas une grande terre sauvage à la faune et à la flore riches et diversifiées ? Eh bien non ! Si on peut trouver de ces endroits remplis de nombreuses espèces sauvages dans des régions éloignées, ce n’est plus vrai pour une grande partie des territoires s’étendant autour des villes. Il faut aller de plus en plus loin pour trouver un territoire dans son état naturel. Voici une petite anecdote que plusieurs d’entre vous ont peut-être vécue. Je fréquente depuis maintenant près de quarante ans une région plutôt éloignée, à 240 km de Montréal, en Mauricie. J’y avais acquis un terrain et construit un chalet durant les vacances et les weekends. Comme je parcourais ces kilomètres en voiture, à chaque retour mon véhicule était bon pour un grand lavage, le pare-brise et l’avant étant tapissés d’insectes de toutes sortes sur presque chaque centimètre carré. Aujourd’hui, presque plus rien ne s’y colle et l’action des essuie-glaces et du lave-glace suffit. Ce simple constat reflète en fait une réalité qui s’impose de plus en plus : la nature s’appauvrit, les insectes se font rares, l’abondance des oiseaux diminue (réduction de 29 % des observations dans un récent recensement à la grandeur de l’Amérique) et on parle de plus en plus d’espèces disparues ou menacées.
De l’avis d’experts, qui s’appuient sur une multitude de données scientifiques, l’ensemble du territoire urbanisé offre de moins en moins d’habitats pour une foule d’espèces végétales et animales habituellement présentes sous nos latitudes. Plusieurs espèces sont ainsi menacées, en voie de disparition ou sont carrément disparues. De plus, ces milieux qui leur sont hostiles deviennent parfois l’aire de prédilection d’espèces plus agressives, dont les plantes exotiques envahissantes, destructrices de biodiversité. Ce phénomène a d’autant plus d’impact qu’en périphérie des villes le développement intensif de l’agriculture réduit l’étendue et la santé des milieux naturels en adoptant des pratiques culturales très peu respectueuses de l’environnement, dont l’usage régulier de pesticides. On connait bien le cas des insecticides systémiques de la famille des néonicotinoïdes, dont on enduit les semences de maïs et de soya. Ils migrent à l’intérieur des plantes (d’où l’appellation systémique) et sont ingérés par les insectes, dont les abeilles, qui meurent maintenant à la tonne chaque saison.
Ces produits servent à protéger les cultures d’éventuels prédateurs. Des agronomes, dont le maintenant célèbre Louis Robert, lanceur d’alerte au ministère de l’Agriculture, qui a dénoncé cet usage systématique de pesticides avec la complicité des fournisseurs, ont démontré que la très grande majorité de ces ajouts étaient inutiles. Ainsi, la réduction dramatique des populations d’abeilles et des insectes en général, et en conséquence celles des oiseaux, est maintenant reconnue et plusieurs chercheurs continuent de la documenter. On connait aussi le fameux “Round-up”, systématiquement utilisé comme désherbant dans les cultures de maïs et de soya, des cultures omniprésentes le long de l’autoroute 20 entre Montréal et Québec. Il faut bien alimenter l’industrie porcine, qui exporte la très grande majorité de ses produits.

L’élevage porcin accentue ainsi la dégradation de la biodiversité en ayant besoin de grandes surfaces pour l’épandage du purin. De plus, on cherche à maximiser l’espace utile du territoire agricole par le comblement des fossés, ces petits îlots de nature au milieu des champs, remplacés par le drainage souterrain. Et c’est sans compter qu’on défriche le peu de boisés qui subsistent.
Parmi tous les impacts de cette dégradation du milieu naturel, celui du papillon monarque est bien connu. Vous connaissez sans doute ce joli lépidoptère qui prend son envol au Mexique chaque saison estivale pour aboutir chez nous, après quelques cycles de reproduction. Pour compléter ces cycles (œuf-larve-chrysalide-papillon), l’asclépiade, une plante indigène dispersée sur son parcours migratoire, est indispensable. C’est sur les feuilles de l’asclépiade que le monarque pond ses œufs, que ses larves se nourrissent, deviennent adultes et peuvent ainsi poursuivre leur parcours jusqu’ici. Or, l’asclépiade se raréfie à cause de l’aménagement agricole intensif qui menace la survie de l’espèce. Comble de malheur, depuis quelques années, une plante exotique, le dompte-venin de Russie, envahit agressivement les milieux naturels. Cette plante fait partie de la même famille que l’asclépiade (les apocynacées); elle confond le papillon, qui y pond ses œufs, mais les larves ne peuvent pas s’en nourrir. Voilà un bon exemple de plante exotique nuisible à la biodiversité.



Aux yeux des Québécois, nos forêts sont un havre de paix et de grandes richesses naturelles. Pourtant, la situation du domaine forestier n’est guère mieux. De grandes surfaces des forêts exploitées sont remplacées par des monocultures d’épinettes ou de pins. De toute évidence, la forêt, loin d’être vue comme une réserve biologique diversifiée, est davantage perçue comme une ressource à exploiter. Récemment, les médias ont relevé que l’industrie forestière siège au comité ministériel de protection des aires naturelles et y exerce apparemment une très forte influence. On devine dans quel sens.
Loin de moi l’idée de faire une charge en règle contre l’agriculture intensive et l’exploitation forestière. Cependant, je sais que de nouvelles pratiques commencent à poindre et que des agriculteurs consciencieux tentent de les appliquer au meilleur de leur connaissance. Il m’a semblé utile ici de parler de la santé des milieux naturels en général afin de faire valoir que la naturalisation d’espaces verts urbains n’est pas qu’une lubie naturaliste. Le tissu urbain se transforme, et y intégrer la nature ne peut que nous apporter des bénéfices, sanitaires entre autres. Inspirés par la pandémie actuelle, plusieurs biologistes, dont Boucar Diouf, pensent de même. L’ensemble des constats relatifs à l’état de santé des milieux naturels permet à plusieurs experts d’affirmer que la transformation des jardins privés et des espaces publics urbains en refuge naturel constitue un élément de lutte contre les menaces à la biodiversité. Les cimetières semblent tout désignés pour y contribuer.
M’étant quelque peu égaré, je reporte à une prochaine chronique mon souhait de vous parler de jardin biodiversifié et du choix des bonnes espèces à y introduire.

