
Bioarchéologue
L’archéologie funéraire d’ici est largement méconnue du grand public. Il est dommage que des découvertes faites ailleurs dans le monde fassent plus souvent les manchettes que celles faites au Québec. Il est vrai que les momies égyptiennes par exemple, ou un corps figé dans un glacier depuis des millénaires – pensons à Ötzi, l’homme des glaces, trouvé à la frontière austro-italienne en 1991 – frappent plus l’imagination que les sépultures de nos ancêtres. Mais ce n’est pas une raison pour négliger ou dévaloriser les découvertes faites en sol québécois.
Si un jour nous découvrions la sépulture de Champlain – en supposant qu’elle existe toujours –, soyez toutefois assurés qu’elle ferait la une de tous nos journaux, alors que la mise au jour des restes de quelques dizaines de « simples » citoyens du XVIIIe siècle risquerait de passer sous silence. Pourtant, ceux-ci auraient, en raison de leur nombre, un bien plus grand intérêt que Champlain. C’est qu’ils nous autoriseraient à étudier des phénomènes de société, tels que les coutumes funéraires ou la mortalité et la morbidité aux siècles derniers. Je ne nie pas que les restes de Champlain présenteraient un intérêt, mais celui-ci serait essentiellement historique, voire émotif. Après les avoir décrits et en avoir tiré certaines déductions, le bioarchéologue n’aurait pratiquement plus rien à dire. Un médecin légiste pourrait faire ce travail tout aussi bien.
Certes, dans un premier temps, le travail du bioarchéologue est similaire à celui du médecin légiste. De fait, lorsqu’il s’agit d’étudier un groupe de défunts provenant d’un même cimetière, le bioarchéologue observe et décrit d’abord et avant tout chaque squelette un à un. À ce stade, rien ne le différencie donc du médecin légiste. Mais le bioarchéologue va plus loin, il veut en savoir plus. C’est pourquoi, après avoir décrit chaque individu, il regroupe les données individuelles et les traite de manière à dégager des tendances, des différences ou des liens dans l’ensemble de ces données. Pourquoi les hommes de 30 à 50 ans sont-ils si nombreux par exemple ? Peut-on relier ce fait à des traces de maladies ou des traumas notés sur leurs os, puis dans un second temps à des activités ou des événements documentés dans les archives?
Le médecin légiste n’a pas à répondre à ce genre de questions, car il n’examine en règle générale que les ossements d’une personne à la fois, alors que l’unité d’attention du bioarchéologue est un groupe d’individus issus d’une même communauté. Son objectif étant d’établir des liens entre, d’une part, ses observations ostéologiques, et d’autre part, les modes et conditions de vie de la communauté.
Dans trois articles précédents (vol. 5 nos 2 et 3, vol. 6 no 2) de La Veille, j’ai montré comment la fouille archéologique d’anciens cimetières permet de se représenter les modes d’inhumation de jadis. Dans le présent article, j’aborde l’autre volet de la bioarchéologie, soit l’analyse des ossements. Le sujet étant très vaste, d’autres articles sur le même sujet suivront.
Des témoins précieux
L’analyse ostéologique ne révèle évidemment pas tout sur les caractères biologiques des communautés anciennes. Souvent, les défunts provenant de la fouille d’un même cimetière ne sont pas nombreux, ils risquent donc de ne pas être représentatifs de leur communauté, d’autant plus que les os ne sont pas toujours en bon état. Par ailleurs, le bioarchéologue qui s’intéresse à l’état de santé doit composer avec le fait que les maladies n’affectent pas toujours les os. En dépit de semblables contraintes, les restes osseux demeurent de loin la principale source de données sur les traits biologiques de nos ancêtres.
En effet, aucune autre source n’arrive à rivaliser, en quantité et en qualité, avec les restes humains, même pas les archives, car ces dernières sont le plus souvent très incomplètes et anecdotiques. Par exemple, on ne peut espérer faire une étude détaillée de la santé buccodentaire aux siècles derniers à partir de documents d’archives, car les données n’existent tout simplement pas. En revanche, les ossements permettent d’en faire une analyse extrêmement détaillée, d’autant plus que les dents se conservent généralement très bien. Par ailleurs, pour qui veut faire une étude de la mortalité, il n’est pas conseillé de s’en remettre uniquement aux registres de décès: il est notoire, entre autres failles, que les décès de très jeunes enfants n’étaient pas toujours enregistrés. Or, comme des squelettes de fœtus et d’enfants morts à la naissance ou peu après sont régulièrement découverts dans d’anciens cimetières, le bioarchéologue arrive à comble cette lacune dans les archives. Il peut ainsi se représenter beaucoup plus fidèlement la mortalité autrefois.
Âge et sexe, des données fondamentales
La détermination de l’âge et du sexe des défunts est fondamentale pour deux raisons. D’abord, ces variables permettent à l’évidence d’apprécier la mortalité selon l’âge et le sexe. Mais elles sont aussi fondamentales parce qu’un bon nombre des autres données qui seront prélevées sur les os en dépendent. Il en est ainsi des dimensions des os, qui sont bien évidemment fonction de l’âge et du sexe. Nous voulons aussi savoir, par exemple, si certaines traces de maladies sont plus fréquentes ou sévères chez un sexe que chez l’autre, ou dans un groupe d’âge donné; c’est pourquoi toutes les observations ayant trait aux maladies, mais aussi à d’autres types d’attributs, seront compilées par groupe d’âge et par sexe.
L’identification du sexe
Avant l’âge de la puberté, auquel les caractères sexuels secondaires apparaissent, il est pratiquement impossible d’identifier le sexe d’un squelette. C’est seulement à partir de cet âge que le bassin féminin se différencie du bassin masculin – pour que sa morphologie facilite les accouchements – et qu’il devient ainsi possible d’identifier le sexe. Bien que moins fiable que le bassin, le crâne adulte porte aussi des traits distinctifs du sexe. Entre autres choses, chez la femme, le front est généralement plus redressé et les arcades sourcilières moins développées (photo 1). De plus, pris dans son ensemble, le squelette masculin est habituellement plus robuste et ses os ont de plus grandes dimensions.

La détermination de l’âge
Il en va autrement pour l’âge: il est bien plus facile à déterminer chez les enfants et les adolescents que chez les adultes. Avant la maturité dentaire, qui survient vers 18 ans, on n’a qu’à observer le degré d’éruption et de développement des dents, qui n’ont pas changé d’hier à aujourd’hui. On peut donc affirmer qu’un enfant dont les premières molaires permanentes commençaient à sortir est décédé autour de 6 ans (photo 2). S’il arrive que les dents soient absentes d’une sépulture, on peut toujours s’en remettre à la fusion des extrémités des os au corps de l’os. La tête du fémur par exemple commence à se souder au corps de l’os entre 13 et 17 ans chez la jeune fille et entre 15 et 18 ans chez le garçon. Un autre critère, encore moins précis toutefois, est la longueur des os longs des membres, qui n’était pas très différente de celle observée de nos jours.

Chez l’adulte, comme la maturation des os et des dents est terminée, il n’est pas possible de s’y fier. Faute de mieux, on s’en remet aux nombreux indices de vieillissement et de dégénérescence, qui donnent toutefois un âge au décès peu précis. Avec l’âge, les dents s’usent, des signes d’arthrose apparaissent et les sutures crâniennes – l’union entre les os du crâne – se bouchent de matière osseuse (photo 3). Ces phénomènes sont graduels et leur degré d’expression peut varier de manière appréciable chez des individus de même âge. Par exemple, les traces d’arthrose apparaîtront plus tôt et seront plus nombreuses et sévères chez un cultivateur que chez un notaire. C’est pourquoi les adultes seront classés en larges groupes d’âge, habituellement par tranche de 10 ans (30- 40 ans par exemple), parfois en catégories aussi imprécises que « plus de 30 ans ».

La mortalité infantile
Regrouper les défunts par âge au décès et par sexe fait ressortir les groupes présentant des pics ou des creux de mortalité. En général, des pics sont notés chez les jeunes enfants de moins de cinq ans, et des creux chez les 5-12 ans et les adolescents. Sans surprise, la petite enfance était donc un âge critique, après lequel un enfant avait de grandes chances de vivre jusqu’à l’âge adulte. Mais à quoi peut-on attribuer la mortalité en bas âge ? Un examen plus détaillé peut fournir des débuts de réponse.
Une proportion élevée d’enfants décédés à la naissance ou peu après trahit probablement des accidents obstétricaux. La documentation historique témoigne d’ailleurs de la difficulté d’accoucher dans la France de l’Ancien Régime, ainsi qu’en Nouvelle-France. Les méthodes d’accouchement de l’époque étaient-elles toujours les seules en cause ? Peut- être pas. Aux siècles derniers, le rachitisme – causé par une carence en vitamine D – était relativement courant. Or, cette carence a pour effet de déformer les os, dont ceux du bassin. Ainsi, le canal pelvien par lequel passe le bébé à la naissance peut se rétrécir.
Cette déformation risque de compliquer les accouchements et de provoquer le décès du bébé et de la mère. Le pic de mortalité à la naissance peut donc être accompagné d’un pic de mortalité chez les femmes en âge d’accoucher (20-40 ans). Ce scénario est d’autant plus probable si des indices de rachitisme ont été identifiés. Ces indices sont habituellement détectés sur les os longs des membres (photo 4), car ceux du bassin sont souvent mal conservés. On peut néanmoins raisonnablement en déduire que ces derniers étaient aussi affectés d’une déformation.

Un pic de mortalité peut aussi toucher les enfants de 1-2 ans. Les complications de l’accouchement ne sont pas en cause ici. Cependant, sachant que le sevrage avait lieu autrefois dans cet intervalle d’âge, que les enfants étaient souvent sevrés sans transition et mis à une alimentation pauvre en aliments nutritifs, il a pu entraîner nombre de décès. Des enfants victimes du sevrage étaient peut-être condamnés avant même leur naissance. De fait, dans les collections de restes humains provenant des cimetières Sainte-Anne (1691-1844) et Sainte-Famille (1657-1841) de la basilique Notre-Dame-de-Québec, presque tous les enfants décédés entre 1 an et 2 ans présentaient des signes de stress physiologiques sur les dents qui se forment avant la naissance. Comme si les enfants ayant éprouvé des troubles de développement durant la vie intra-utérine – en raison de problèmes de santé des mères durant la grossesse – avaient pour la plupart été incapables de franchir cette étape cruciale de la vie qu’est le sevrage.
Les maladies infectieuses et parasitaires réclamaient bien sûr leur lot de jeunes enfants. Le statut immunitaire de la mère, et partant celui de son enfant, était déterminant. Avant l’âge de 6 mois, ce dernier pouvait profiter de l’immunité de sa mère contre les infections dites généralisées, comme la rougeole. D’autre part, l’allaitement procurait à l’enfant une protection contre les infections des voies respiratoires et gastro-intestinales. Mais si la mère n’était pas immunisée contre une maladie donnée (ou si elle n’allaitait pas), son enfant ne l’était pas non plus. Il était donc à risque de la contracter.
Ces maladies ne laissent, hélas, pas de traces sur les os! On a beau savoir qu’à certains âges les unes sont plus probablement en cause que les autres, on est bien loin d’avoir
démontré leur implication dans les décès en bas âge. En l’absence d’autres indices, ostéologiques ou documentaires, il est donc téméraire de leur imputer la responsabilité dans les décès de jeunes enfants.
La mortalité des adultes
Les maladies chez les adultes sont plus diversifiées et plus difficiles à cerner. Si certaines pouvaient emporter les adultes comme les juvéniles, d’autres causes de décès viennent s’ajouter, comme celles liées à la pratique de métiers physiquement exigeants ou au vieillissement de l’organisme. C’est ainsi que les adultes étaient plus à risque de décéder de traumas ou de développer des tumeurs. Mais juvéniles et adultes ne se distinguaient pas tant par les maladies qui étaient pratiquement exclusives aux uns et aux autres que par la fréquence des maladies qui les affectaient; la rougeole, une maladie dite de l’enfance, pouvait aussi toucher les adultes, mais bien moins souvent.
Malgré cette plus grande diversité de maladies chez les adultes, il est très rare que le bioarchéologue puisse identifier la cause du décès. Deux des principales exceptions sont les traumas non guéris – par exemple une fracture du crâne qui ne présente aucun signe de cicatrisation de l’os – et les infections qui étaient actives au moment du décès, comme la tuberculose (nous y reviendrons dans un article subséquent). Notons qu’il est également exceptionnel d’identifier les causes du décès chez les enfants. Celles évoquées plus haut ne reposent en effet que sur des indices indirects, en particulier l’âge au décès. S’il est à ce point rare de pouvoir imputer les décès à une maladie précise, qu’ont donc à nous dire les ossements sur la morbidité et la mortalité autrefois?
Dans les petites lésions les meilleurs témoins
Combien de causes de décès ai-je identifiées positivement au cours de quelque 30 ans de pratique et après l’examen des restes de milliers d’individus ? Je n’ai pas fait le décompte, mais probablement pas plus d’une vingtaine ou d’une trentaine. Dans tous les autres cas, soit on n’en sait strictement rien, soit on peut au mieux privilégier certaines causes à d’autres. Dans ces conditions, il n’est pas possible de procéder à une étude des causes de décès selon l’âge, le sexe, le milieu de vie, etc. Identifier la tuberculose sur un individu ne nous dit pas comment elle se manifestait dans sa communauté: quel groupe d’âge et quel sexe en étaient principalement affectés, quel était le degré de sévérité de la maladie, le taux de guérison, etc. La seule certitude que nous avons est que la tuberculose y sévissait. Le problème avec les causes de décès et, plus généralement, avec les maladies qui affligeaient nos ancêtres est évident: trop peu sont identifiables de façon certaine pour qu’on puisse en tirer des statistiques qui décriraient leurs manifestations dans une communauté donnée. Or, c’est là le seul moyen de faire une étude détaillée d’un état morbide.
Mais les maladies graves ne sont pas les seules à se répercuter sur la matière osseuse. Plusieurs états pathologiques, tout à fait bénins et aux effets peu spectaculaires si comparés à une tuberculose ou un trauma mortel, affectent aussi les os. Leur intérêt ne réside donc pas dans leur gravité. En revanche, les lésions qu’ils laissent sur l’os sont très nombreuses, au point de nous autoriser à les compiler de manière à pouvoir qualifier leurs manifestations dans la population.
Parmi les plus fréquentes et les plus connues, mentionnons les lésions bucco-dentaires – caries et tartre par exemple – et l’arthrose. D’autres, comme l’hypoplasie de l’émail des dents ou la périostite – dont nous parlerons dans un autre texte – sont également très fréquentes, mais leur cause peut rarement être précisée. Néanmoins, elles contribuent largement, avec les lésions bucco-dentaires et l’arthrose, à qualifier et quantifier les stress biologiques auxquels étaient soumises les sociétés anciennes et aident à se représenter les interactions entre leur milieu de vie et leur condition physique.
Un peu par la force des choses, le bioarchéologue tourne donc son attention vers les petits maux de tous les jours qui affligeaient nos ancêtres, plutôt que vers les maladies ou les traumas aux effets plus remarquables, mais qui ne représentent pas les afflictions de tous les jours. Toutefois, c’est ainsi que le bioarchéologue peut participer, à sa manière, à écrire l’histoire de la vie quotidienne d’autrefois.