Chronique du Jardinier:
Consultant, ex-directeur Jardin botanique de Montréal
La maison du cimetière de la cathédrale, à Saint-Hyacinthe, fut construite vers la fin du 19e siècle à l’intention du gardien du lieu. La construction d’un charnier pour la mise en attente des dépouilles de hiver et un grand garage complétèrent l’installation.
Mon père y prit ses fonctions en 1953 et y installa sa famille, alors composée de deux jeunes garçons. Je vins m’ajouter et vis le jour dans cette maison même en 1955, à l’époque où les médecins de campagne accouchaient les mères à domicile. À la grande joie de mon père, les naissances de mes trois sœurs (enfin des filles!) viendront compléter la famille jusqu’en 1961. Nous occupâmes cette maison et ces lieux durant presque quarante ans, période où mon père, Jean Lincourt, assurait la conduite des activités d’enterrement et d’entretien du cimetière, sous la supervision du procureur de la Corporation épiscopale catholique romaine du diocèse de Saint-Hyacinthe.
La propriété diocésaine est située dans un secteur périphérique de la ville, dans la paroisse de Saint-Hyacinthe-le-Confesseur, plus précisément au lieu-dit du village Casavant. Celui-ci est composé de plusieurs éléments, dont le cimetière lui-même, qui s’étend sur une superficie d’une dizaine d’hectares et qui est bordé au sud par la rivière Yamaska. Situé plus à l’est, le cimetière de la paroisse Notre-Dame-du-Rosaire est plus modeste et longe également la rivière. En face, au nord, se trouve la ferme laitière du Séminaire de Saint-Hyacinthe, sa maison et ses dépendances sont occupées par la famille Perrault. Le Séminaire, plus à l’ouest, accueille de nombreux étudiants du cours classique depuis 1853 et est entouré de vastes parterres, de terrains sportifs et de boisés. Entre le séminaire et le cimetière, les usines des célèbres frères Casavant – d’où le nom du village -, facteurs d’orgues mondialement connus, procurent du travail à la cinquantaine de familles qui habitent les quelques rues avoisinantes. Enfin, au centre, l’école Saint-Antoine accueille les petits du village et ceux du rang du Rapide-plat, de la première à la septième année.C’est donc dans ce petit monde, si vaste et si magique dans nos têtes d’enfants, que nous faisons nos premiers pas. Imaginez un peu un jeune garçon d’une dizaine d’années doté d’une bicyclette, accompagné d’une bande de copains de son âge, jouant à Robin des Bois dans les boisés du Séminaire, pêchant le doré avec ses grands frères dans la rivière Yamaska ou participant aux matchs de baseball improvisés avec les Millette, Laperle, Chicoine, Cantin et compagnie, résidents de la rue Aristide, du nom d’Aristide Casavant. Que de beaux étés nous avons passés au son des orgues accordés par les musiciens, des notes qui nous parvenaient des fenêtres grandes ouvertes des ateliers! Que de beaux souvenirs ces lieux, cette maison et tous ces personnages nous ont permis d’inscrire dans nos mémoires!
Sans trop m’allonger, car ces souvenirs pourraient composer un grand récit, j’évoquerai celui du pèlerinage annuel qui a lieu chaque premier dimanche du mois de septembre. C’est la rentrée, nous avons déjà amorcé l’année scolaire ou nous nous apprêtons à le faire. L’été est terminé, mais persiste encore, au centre de la journée, un air chaud, estival, malgré les nuits qui commencent à fraîchir. La végétation a bien profité de ces belles journées, de ces pluies et de cette humidité, si bien que les saint-joseph (pétunias) et les vieux-garçons (tagètes) plantés par ma mère au printemps sont à leur apogée floral et nous offrent le meilleur de leurs couleurs et de leurs parfums. Les potagers ont bien produit également et ont donné abondance de bons légumes, mais aussi de belles cultures ornementales comme les glaïeuls, les zinnias ou les quatre-heures.
Une fébrilité s’empare de la maison, nous attendons beaucoup de monde. En plus de toutes ces familles maskoutaines qui viendront se recueillir sur la tombe de leurs défunts, notre famille élargie, grands-parents, oncles, tantes, cousins et cousines sont invités à venir assister à la messe du pèlerinage et à passer la journée sur la galerie de la maison, face au cimetière et à son activité inhabituelle. Le jardin des morts a été astiqué durant la semaine précédente, les bordures des allées taillées, la pelouse tondue. Une odeur de gazon fraîchement coupé flotte dans l’air. La veille, samedi, mon père a préparé l’estrade pour la grand-messe que le curé de la cathédrale viendra dire devant la statue de Saint-Joseph, à l’entrée principale du cimetière. Dimanche matin, il fait beau, la journée s’annonce lumineuse et nous complétons les derniers préparatifs par l’installation des tapis-gazon et d’une rallonge électrique pour le microphone. Les gens arrivent, assistent à la messe et vont par la suite déposer des brassées de glaïeuls et autres récoltes fleuries devant le monument funéraire familial. Il y a des fleurs partout, le cimetière devient une mosaïque colorée et parfumée qui émerveille nos yeux d’enfants.
Après la messe, en début d’après-midi, c’est le moment que j’attends avec le plus d’impatince. L’orchestre philharmonique de Saint-Hyacinthe viendra défiler jusqu’à la pierre tombale de Léon Ringuet, musicien et compositeur, directeur de la philharmonique pendant plus d’un demi-siècle. J’admire la trentaine de musiciens vêtus de leur bel uniforme de parade bourgogne et or qui forment leur ordre de marche et s’ébranlent. Avec ma sœur, je suis la fanfare tout au long de son parcours, je dois courir, car mes petits pas ne suffisent pas à joindre la cadence. Arrivée à destination, devant le monument, la troupe fait halte, puis, demi-tour à gauche! La philharmonique exécute alors quelques airs originaux de Léon Ringuet. Toujours ébahi par ce spectacle, je surveille le moindre mouvement des musiciens, j’enregistre la moindre note. Puis, apothéose suprême, un trompettiste se détache du groupe et, dans un grand et lent moment de solennité paralysante, il exécute la sonnerie aux morts. Tous se taisent, sérieux, recueillis. Un lourd silence s’abat sur la foule, rompu uniquement par le bruissement des feuilles de peupliers qui s’agitent au loin, près de la rivière. Le musicien reprend son rang et la fanfare son parcours, toujours accompagnée de mes petits pas sautillants, rejointe cette fois par mes autres sœurs et quelques cousins et cousines.
C’est la fin de la journée. Les invités sont partis, l’autel a été démonté. Nous parcourons, ma sœur et moi, le cimetière et admirons ses fleurs, éclairés par la lumière du soleil déclinant de septembre et enveloppés de la fraîcheur qui s’annonce. Bientôt, nous irons dormir, ivres des émotions de cette journée et de cet été qui nous aura vu grandir un peu plus et permis d’entreprendre une autre année d’apprentissages, de joies, de peines et de petits bonheurs, blottis les uns contre les autres dans notre petite maison.
Les garçons au travail
Comme le veut la tradition rurale et familiale paternelle, les garçons, l’âge de raison venu, participent aux travaux des champs ou aux corvées de la maisonnée. Mes frères, dès le début des années 1960, prennent donc part à l’entretien du cimetière. Pour ma part, après une saison passée sur la ferme d’une connaissance, à l’été de mes treize ans, j’occupe, à partir de l’âge de quatorze ans, mes vacances scolaires à tondre l’abondante pelouse du cimetière. Mes frères ayant préféré d’autres occupations, je suis le seul des fils qui persévèrera à effectuer ces travaux manuels, qui me conviennent parfaitement par ailleurs. Le reste de mon temps est consacré à mon éducation au Séminaire de Saint-Hyacinthe, où je reçois une version édulcorée du cours classique, mais dont l’esprit a été préservé. Depuis peu, le cours classique a laissé place au nouveau parcours scolaire, qui comprend maintenant le cégep. Les semaines de travail sont presque exclusivement remplies de ces travaux de tonte, sauf les quelques interruptions pour aider mon oncle Georges, l’autre employé du cimetière, qui s’occupe principalement des enterrements et du creusage des fondations pour les monuments. Une excavatrice est appelée selon le besoin pour le creusage des fosses, surtout pour les six pieds.
À partir de l’automne, lorsque la pelouse cesse de croître, je suis le seul employé à assister mon père. Le samedi est souvent une journée choisie par les familles pour la célébration funéraire de leur défunt. Comme c’est encore l’époque où l’enterrement est le moyen presque exclusif de disposition des restes mortels, il n’est pas rare que nous ayons, le samedi, deux, parfois trois fosses à creuser. Mon père me disait : « Tibi [surnom que je portais à la maison, comme les autres avaient le leur], je donne 20 $ à la pépine; si tu veux creuser la fosse, l’argent est à toi ». Je m’empresse d’accepter et je me retrouve donc ces samedis à creuser, à la pelle, une ou deux fosses de quatre pieds de profondeur, les six pieds nécessitant deux hommes ou l’excavatrice. J’assure ainsi grassement mes dépenses personnelles. En ce début des années 1970, un adolescent gagnant 40$ la journée n’a pas à se plaindre.
J’ai donc, à la fin des années 1960, durant six années, pratiqué ce sain métier de fossoyeur. Mes amis et autres contemporains de la brasserie Chez Willie, fondée par Willie Lamothe, célèbre chanteur maskoutain, m’appellent Tibi notre ami le fossoyeur et me le chantent sur l’air de Skippy le kangourou (pour ceux qui connaissent!). J’apprécie bien ces blagues, car j’aime ce métier qui me permet d’être dehors et de poursuivre mon contact avec cette nature qui me nourrit intérieurement. J’aime le calme et la solitude du cimetière, ainsi que le grand air qui vivifie. À l’instar de Julien, notre fossoyeur-chroniqueur, je peux dire qu’une journée qui débute la pelle à l’épaule, qui se poursuit à déployer les efforts répétés du creusage, puis à s’enfoncer graduellement dans le sol, pelletée après pelletée, n’a pas son pareil. J’ajoute qu’il n’y a rien de tel pour préparer une bonne nuit de profond sommeil réparateur.
Durant cette période, en 1973, mon parcours au séminaire est terminé et j’arrive à ma majorité. Mes généreux émoluments m’ont permis d’amasser un joli magot de 1 000$ et d’acheter un billet pour Paris, pour la somme de 220$, avec retour ouvert durant un an. J’interromps donc ma pratique durant cet hiver, car je ne serai de retour qu’au printemps venu, non sans avoir écrit régulièrement à ma mère qui me l’avait fait promettre avant mon départ. Je lui mentionne dans ces lettres, le manque qui me vient parfois de sentir l’odeur de la terre de mes creusages et de ces bonnes journées de travail au cimetière.
Après quelques travaux de vendanges bordelaises et six mois de vagabondage méditerranéen à loger souvent à l’Hôtel du Courant d’air, je suis de retour juste à temps pour le dégel et le grand ménage printanier. Mon avenir n’étant pas encore clairement tracé après l’obtention de mon certificat de secondaire V, je poursuis mon travail au cimetière et entreprends une autre saison, jusqu’au moment où d’autres passions viendront remplacer les premières.